L’Étranger

France, 2025
Titre original : –
Réalisateur : François Ozon
Scénario : François Ozon et Philippe Piazzo, d’après le roman d’Albert Camus
Acteurs : Benjamin Voisin, Rebecca Marder, Pierre Lottin et Denis Lavant
Distributeur : Gaumont
Genre : Drame
Durée : 2h03
Date de sortie : 29 octobre 2025
3/5
« L’Étranger » d’Albert Camus compte parmi ces chefs-d’œuvre de la littérature qu’il aurait peut-être mieux valu ne jamais porter à l’écran. Puisque c’est chose faite depuis près de soixante ans à travers la version de Luchino Visconti avec Marcello Mastroianni, on ne va pas non plus reprocher à François Ozon d’avoir également tenté sa chance. Et d’avoir échoué … ? Pas nécessairement, même si certains de ses partis pris esthétiques et narratifs peuvent paraître discutables. Peu importe sa forme outrancièrement soignée au noir et blanc simplement sublime, celle-ci finit par se dresser contre le nihilisme apparent du personnage principal avec une obstination fascinante.
Car au fond, quelle est la problématique majeure de cette histoire d’un meurtre ordinaire par temps coloniaux en Algérie ? Ce serait d’intéresser le lecteur ou le spectateur au sort de cet homme impassible, complètement renfermé sur lui-même, dont la seule action véritable consiste à rejeter la moindre sympathie qui peut lui être adressée.
Ce monstre du détachement, qui tue ou aime avec le même flegme frustrant, Benjamin Voisin l’incarne comme un mannequin dépourvu d’états d’âme. Attention, aussi illogique que cela puisse paraître, il s’agit d’un compliment ici ! Aidé par le fait, admettons-le, que l’acteur français était plus jeune de près de quinze ans comparé à son confrère italien au moment du tournage de leurs deux versions respectives. Dès lors, il lui manque l’expérience qui vient avec l’âge, même si la décision fatidique de se couper presque entièrement du monde a déjà eu lieu.
Meursault sous les traits plutôt angéliques de Voisin ressemble ainsi à l’imposteur suprême, un jeune homme précocement apathique qui devient en quelque sorte l’observateur de son propre destin accidenté, là où Mastroianni avait l’air d’être un vieux fonctionnaire fatigué, épuisé par la chaleur et le soleil. Rien que pour ce choix de casting globalement inspiré – en tout cas jusqu’à ce que ce taciturne invétéré débite en mille mots son dégoût du monde lors de la confrontation finale –, il convient de féliciter le réalisateur.

Synopsis : Sous le soleil de plomb de l’Algérie française en 1938, l’employé de bureau discret Meursault reçoit un télégramme lui annonçant la mort de sa mère. Il prend deux jours de congé pour veiller la défunte, puis participer à son enterrement sans montrer la moindre émotion. Dès le lendemain, il va se baigner à la plage, où il croise Marie, une connaissance perdue de vue. Il entame immédiatement une liaison avec elle, prise bien plus au sérieux par Marie qui va jusqu’à lui suggérer le mariage. Or, Meursault n’est nullement pressé d’y donner suite. D’autant moins que son implication de moins en moins passive dans les histoires louches de son voisin Raymond Sintès va le conduire jusque devant la cour d’assises.

De l’indifférence léchée
L’art d’Albert Camus avait consisté à créer l’un des anti-héros les plus emblématiques de la littérature mondiale. Celui de François Ozon, évidemment moins virtuose, s’articule à un niveau plus modeste, mais pas non plus dépourvu d’intérêt. Son dispositif préféré pour nous faire adhérer au sort de cet homme, hermétiquement fermé au monde extérieur et par conséquent impossible à rendre tant soit peu sympathique, relève du décalage continuellement accentué entre la beauté visuelle de la forme et la pourriture morale du fond. Ces deux extrêmes s’entrechoquent sans arrêt. Ainsi, la photographie de Manu Dacosse pratique le genre de surenchère plastique qui nous ferait presque oublier qu’entre deux plans magnifiques, où la lumière est travaillée avec un raffinement hors pair, les repères moraux d’antan pour distinguer le bien du mal volent en éclats.
Cette sensualité fiévreuse des lieux et des corps régulièrement dénudés de Voisin et de sa partenaire à l’écran Rebecca Marder fournit un contrepoint aussi parlant que schématique à la dérive existentielle dans laquelle Meursault s’engage sans préméditation, ni remords. Le cynisme manifeste de l’intrigue dispose alors du cadre brillant d’un roman-photo en noir et blanc, sans que ces deux lignes directives du scénario et de la mise en scène, tous deux réunis entre les mains de François Ozon, ne se rejoignent à un moment donné. Encore que, si.
A moins que l’on veuille considérer l’apparition finale de l’aumônier, l’envoyé symbolique de dieu ou de la religion qui nous fait de nouveau croiser Swann Arlaud, décidément doté du don de l’ubiquité ces temps-ci, comme la confirmation inéluctable de la condamnation totale du protagoniste, contée dans de belles images contrastées d’un sous-sol carcéral. Soit dit en passant, l’emploi de la voix off s’avère infiniment plus parcimonieux que cette ivresse visuelle imposée, qui risquerait presque de nous écœurer.

Jeune et pourri sur le sable
La tragédie de Meursault provient au moins autant du fait de ne plus se faire d’illusions sur sa vie et sur le monde que de son incapacité à réagir comme son entourage l’attendrait de sa part. Ses conversations et ses échanges sont toujours très brefs. Il lui arrive de suivre mollement le mouvement. Mais en même temps, il ne s’attarde pas, une fois qu’il a dit ce qu’il avait à dire.
Son comportement réfractaire aux élans romantiques des uns (Marie) et sentimentaux des autres (le vieux voisin, orphelin de son chien, à qui Denis Lavant sait insuffler le maximum d’humanité à atteindre en pareille circonstance) distille une froideur heureusement jamais démentie par d’éventuelles actions annexes, censées relativiser la nature abominable de son crime. Sauf que le passage au tribunal affiche finalement la même impassibilité des instances judiciaires face au présumé coupable, le triangle formé par le juge, le procureur et l’avocat de la défense se contentant de perpétuer leurs rôles habituels dans ce spectacle essentiellement joué pour amuser ou en tout cas rassurer la galerie.
Dans cette grande enveloppe filmique en papier glacé, quand même un peu creuse, y aurait-il un personnage qui pourrait faire un contrepoids afin d’ancrer l’attitude au dessus de tout de Meursault dans une réalité plus pragmatique ? Cette tâche aurait pu revenir à Pierre Lottin dans le rôle du proxénète vulgaire Raymond Sintès. Cependant, son interprétation borde parfois au cabotinage, une réaction compréhensible, quoique trop évidente comme réponse au masque figé de l’ange diabolique que Benjamin Voisin affiche de manière ininterrompue. A ce sujet, les grands gestes de provocation du voyou ne sont quasiment jamais suivis d’actions poignantes. Son interaction avec le policier venu le corriger pour avoir frappé sa maîtresse est tout à fait exemplaire à ce niveau-là. Tandis que son ami par défaut n’hésite pas à appuyer sur la gâchette, même sans raison valable.

Conclusion
L’Étranger excelle et sombre à proportions à peu près égales, en fonction de l’interprétation majoritairement inspirée de Benjamin Voisin. Dommage alors que l’acteur nous avait déjà choqué récemment avec un personnage encore plus imperméable à la raison et à l’empathie que Meursault dans Jouer avec le feu de Delphine et Muriel Coulin et sa descente aux enfers d’une famille en proie aux dérives fascistes du fils aîné. Les points communs entre ces deux longs-métrages ne s’arrêtant bien sûr pas là. Par conséquent, cette nouvelle adaptation du roman mythique de Albert Camus aura certes permis à François Ozon de remplir son quota d’un film de qualité par an. On vous met d’ailleurs au défi de nommer une œuvre cinématographique à la photographie en noir et blanc plus enthousiasmante que L’Étranger version Ozon ! Toutefois, ce dernier ne risque pas trop de nous rendre l’état d’esprit singulier de son protagoniste plus compréhensible et encore moins de procéder à une quelconque actualisation des thèmes chers à Camus.













