Critique : Kasaba

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Kasaba 

Turquie : 1997
Titre original : –
Réalisation : Nuri Bilge Ceylan
Scénario : Nuri Bilge Ceylan sur une idée de Emine Ceylan
Interprètes : Mehmet Emin Toprak, Emin Ceylan, Havva Saglam
Distribution : Memento Distribution
Durée : 1h24
Genre : Drame
Date de sortie : 16 août 2023

4/5

Premier des 9 longs métrages réalisés par Nuri Bilge Ceylan, dont 7 ont été présentés en compétition à Cannes, Kasaba n’avait jamais eu droit à une sortie en salles dans notre pays. Seuls, des écrans de Nantes et d’Angers l’avaient accueilli à l’occasion de festivals et le film était également sorti en DVD en 2003, à la suite, sans doute, du Grand Prix du Festival de Cannes 2002 obtenu par Uzak.

Synopsis : Turquie, un petit village dans les années 70. Au fil des saisons deux enfants se frottent au monde adulte à sa complexité et à sa cruauté… Le premier long métrage, inédit en salles, du réalisateur de Winter Sleep, Palme d’Or, Festival de Cannes 2014..

Une chronique familiale

C’est à une chronique familiale que nous convie Nuri Bilge Ceylan dans ce qui est le premier long métrage qu’il ait réalisé. Le scénario de Kasaba (la traduction de « Kasaba » en français est « ville » ou « village ») est adapté de “Mısır Tarlası » (champ de maïs en français), une histoire écrite par Emine Ceylan, la sœur ainée du cinéaste, laquelle s’était inspirée de leur enfance commune. La « Kasaba » du film, C’est Yenice, dans la province de Çanakkale. C’est là que Nuri Bilge Ceylan a tourné son film, très exactement dans les lieux où sa sœur et lui ont passé leur enfance. Le tournage s’est effectué avec une équipe réduite de 3 personnes, le réalisateur, photographe très expérimenté, prenant en charge toute la partie lumière et photographie. Quant aux interprètes, Nuri Bilge n’a pas hésité à mettre en scène un certain nombre de membres sa famille, par exemple Fatima sa mère et Emin son père. Quant à Mehmet Emin Toprak, l’interprète de Saffet, et Muzaffer Özdemir, qui joue Ahmet le fou, on les retrouvera dans les deux films suivants du réalisateur, Nuage de mai et Uzak.

La chronique commence en plein hiver, avec des enfants qui jouent dans la neige sur une route avant de se moquer de la chute de Ahmet le fou, l’ « idiot » du village qui passait par là. Dans cette scène, on commence déjà à remarquer une fillette d’une grande beauté qu’on va retrouver, toujours en hiver, intervenant dans une salle de classe après que l’instituteur ait fait entrer les élèves en leur faisant réciter un texte à la gloire d’Atatürk et de la Turquie. Cette fillette a pour prénom Asiye, mais la suite de la chronique filmée, avec en particulier un pique-nique familial se déroulant en forêt, en plein été, va amener le spectateur à voir en elle l’incarnation d’Emine, la sœur du cinéaste, d’autant plus que Asiye, c’est le prénom que Emine a donné à la fille à qui elle a donné naissance au moment où elle écrivait “Mısır Tarlası ». Lors de ce pique-nique, toute la famille est réunie, avec Ali, le petit garçon de la famille qu’on a vu précédemment « torturer » des animaux et dans lequel on peut (on doit ?) reconnaître l’enfant qu’était Nuri Bilge ; avec leur père, un homme cultivé (Le père d’Emine et de Nuri Bilge était ingénieur agricole) qui aime faire étalage de sa culture ; avec le grand-père qui va de nouveau raconter ce qu’il a vécu lorsqu’il était soldat, une histoire qu’Ali connait déjà par cœur ; avec Saffet, un cousin d’Emine et d’Ali, plus âgé qu’eux, qui ne supporte pas la vie qu’il mène à Yenice et qui aspire à partir vivre à Istamboul (Une ville dans laquelle on le verra arriver quelques années plus tard, dans Uzak, sous le nom de Yusuf) ; avec la mère et la grand-mère d’Emine et de Nuri Bilge, des personnages dont les interventions sont très limitées.

La naissance d’un très grand réalisateur 

On pourrait avoir tendance à voir dans Kasaba un brouillon de l’œuvre future de Nuri Bilge Ceylan. C’est à la fois vrai et très réducteur. En effet, il y a dans ce film tous les ingrédients que l’on retrouvera plus tard chez lui : l’importance de la nature, des animaux et, particulièrement, des insectes, l’importance des climats, du vent, le tournage en plans séquence avec une qualité exceptionnelle de la photographie. Dans ce film très court, on arrive même à rencontrer les deux périodes de la filmographie future du réalisateur : des séquences taiseuses comme l’ont été les films de Ceylan jusqu’à, non compris, Winter Sleep et des séquences beaucoup plus bavardes (trop pour certain.e.s !) comme le sont ses films les plus récents.

Toutefois, ne voir dans Kasaba qu’un brouillon serait particulièrement réducteur, tellement, malgré quelques longueurs dans la scène du pique-nique en forêt, ce film est magnifique. Magnifique, déjà, au niveau des images qui nous sont proposées : l’action du film se déroulant à la fin des années 60, Nuri Bilge Ceylan a choisi de tourner en Noir et Blanc afin de mieux respecter l’atmosphère de l’époque. Dans cette version restaurée, ce que l’on voit tout au long du film est … magnifique, avec 2 sommets : les scènes tournées dans la salle de classe avec des gros plans sur les visages des écoliers et des écolières ; les scènes tournées lors de la fête foraine qui a élu domicile dans la ville avec, en particulier, ces hommes et ces femmes qui tournent dans le ciel autour de Saffet. Quant au fond, Kasaba excelle à nous relater la vie d’une petite ville provinciale de Turquie il y a une cinquantaine d’années en se concentrant principalement sur une famille turque de la classe moyenne qui y vit. A noter que ce n’est pas sans une pointe d’étonnement qu’on entend parler des méfaits des pesticides dans ce film dont l’action se déroule à la fin des années 60 et qui a été tourné en 1996. Déjà !

Comme c’est souvent le cas (trop souvent ?) en matière artistique, il est de bon ton de rechercher à quels réalisateurs ou dramaturges Ceylan peut être comparé : c’est ainsi que les noms de Tchekhov, d’Antonioni, de Bergman, d’Angelopoulos ont souvent été évoqués. Avec Kasaba, film où le monde est vu au travers les yeux de 2 enfants, vient s’ajouter, bien évidemment, le nom de Kiarostami. Certes, il y a une part de vérité dans toutes ces comparaisons, mais Nuri Bilge Ceylan est avant tout lui-même, un très grand réalisateur de notre époque.

Conclusion

Il n’était pas nécessaire d’être un grand spécialiste du cinéma pour comprendre dès son premier long métrage qu’avec Nuri Bilge Ceylan, on avait affaire à un très, très grand réalisateur, le plus grand, peut-être, de sa génération. Il aura fallu attendre plus de 25 ans pour voir enfin Kasaba en salle dans notre pays, mais cela valait le coup d’attendre.

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