Critique Express : Les lueurs d’Aden

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Les lueurs d’Aden

Yemen, Soudan : 2023
Titre original : Al Murhaqoon
Réalisation : Amr Gamal
Scénario : Amr Gamal, Mazen Refaat
Interprètes : Khaled Hamdan, Abeer Mohammed, Samah Alamrani
Distribution : Paname Distribution
Durée : 1h31
Genre : Drame
Date de sortie : 31 janvier 2024

4/5

Synopsis : Isra’a vit avec son mari Ahmed et ses trois enfants dans le vieux port de la ville d’Aden, au sud du Yémen. Leur vie quotidienne est rythmée par les effets de la guerre civile : contrôles militaires dans les rues, pannes de courant fréquentes, et rationnement de l’eau. Ahmed, qui travaillait pour la télévision, a dû quitter son poste à la suite de nombreux salaires impayés, pour devenir chauffeur. Ils ont à peine de quoi offrir à leurs enfants une vie normale et une bonne éducation. Quand Isra’a apprend qu’elle est à nouveau enceinte, le couple doit faire face à une nouvelle crise. Ils savent tous les deux qu’ils ne peuvent pas se permettre un quatrième enfant, d’autant qu’ils doivent déménager dans un logement moins cher et qu’il faut payer les frais d’inscription d’école. Ensemble, ils décident d’avorter. Une amie médecin va peut-être les aider…

« Un enfant c’est un don du ciel » s’entend dire Ahmed, ce à quoi il répond « sans moyens, ça devient un malheur ». Des enfants, Ahmed et Isra’a, son épouse, en ont déjà 3 et, dans un Yémen ravagé par la guerre depuis des années, le couple a déjà beaucoup de mal à s’en sortir. Le petit dernier n’était pas vraiment désiré, un 4ème enfant mettrait vraiment en péril la famille entière. Cette fois ci ils envisagent sérieusement de recourir à la seule solution envisageable dans un tel cas : l’avortement. Tout petit problème pour Isra’a et Ahmed : au Yémen, l’Islam est la religion d’état et l’avortement n’est autorisé que pour sauver la vie d’une femme enceinte. En partant de ce synopsis très intéressant mais qu’on a déjà croisé au cinéma à plusieurs reprises, le réalisateur yéménite Amr Gamal nous propose un film d’une grande richesse qui va beaucoup plus loin que le grave problème familial de Isra’a et Ahmed en nous plongeant dans le quotidien d’un pays qu’on connaît très mal.

Une des raisons de ce manque de connaissance, c’est le très faible développement du cinéma yéménite, un cinéma qui produit peu et qui s’exporte encore moins. C’est pourquoi Amr Gamal, réalisateur de 40 ans qui vient du théâtre, a tenu à ce que son film fasse office de témoignage de ce qu’est, en ce moment, la vie à Aden, la grande ville du Yémen du Sud, un témoignage à la fois pour les générations futures et pour les spectateurs du monde entier. Il a donc choisi de faire de la ville d’Aden, une ville qui souffre régulièrement de coupures dans l’alimentation en électricité, un personnage important de son film et il a opté pour un format scope lui permettant d’utiliser des plans larges à même de montrer la ville et son architecture. L’histoire de Ahmed et Isra’a lui a été inspirée par l’histoire vraie d’un ami et de sa femme. Il a fait de Ahmed un homme qui travaillait pour la télévision mais qui a démissionné à cause des salaires qui n’arrivaient pas. Devenu chauffeur, ce sont les frais de réparation pour des éléments d’une voiture qui ne lui appartient pas en propre qui lui causent des soucis, d’autant plus si le véhicule qui a causé l’accrochage est un pick-up de l’armée qui s’est bien gardé de rester sur place pour constater les dégâts.

A côté du sujet de l’avortement, un autre volet important de la vie des familles yéménites en général et, plus particulièrement, de celle formée par Isra’a et Ahmed, est traité de façon approfondie dans Les lueurs d’Aden, celui de l’éducation. Au moment où se déroule l’action, les écoles sont sur le point de rouvrir après une période où l’instabilité dans le pays avait entraîné leur fermeture. Mais laquelle choisir ? L’école publique dont les enseignants sont souvent en grève du fait des salaires qui n’arrivent pas et qui manque de pupitres et de manuels scolaires ou bien l’école privée avec des frais de scolarité beaucoup trop élevés pour la grande majorité des yéménites ? Quant au grave sujet de l’avortement, on en arrive presque à s’amuser au constat des divergences profondes entre les différents théologiens de l’Islam, certains considérant qu’il ne peut jamais être autorisé, d’autres l’autorisant jusqu’au 40ème jour de grossesse, d’autres enfin, l’autorisant jusqu’au 120ème jour en se référant à l’interprétation faite vers l’an 800 par l’imam Ash-Shâfi’î de l’hadith  selon lequel Allah n’envoie l’ange qui insuffle l’âme qu’au 120ème jour de grossesse. Ahmed et Isra’a sont croyants et cette dernière interprétation a bien sûr leur préférence, mais il semble très difficile de trouver un médecin en phase avec cette interprétation et qui accepterait de procéder à l’avortement de Isra’a. Même le docteur Muna, une amie de Isra’a qui prétend même être une sœur pour elle, se montre très partagée entre son amitié pour Isra’a dont la détresse la touche et sa très grande foi qui lui interdit de pratiquer un avortement.

Pour ce film proche du documentaire, Amr Gamal a choisi des interprètes ayant, au minimum, une petite expérience du jeu d’acteur : Khaled Hamdan, l’interprète d’Ahmed, il l’a connu à l’école et il avait déjà fait un peu de théâtre ; Abeer Mohammed, l’interprète de Isra’a, et Samah Alamrani, qui joue le docteur Muna, ont toutes deux tenu de petits rôles dans des séries télévisées. Face à ce manque d’expérience, Amr Gamal a choisi une réalisation en plans fixes, permettant d’après lui d’obtenir de ses interprètes un jeu plus naturel ne nécessitant pas de nombreuses répétitions, permettant aussi de ne pas avoir à refaire la lumière pour chaque nouveau plan. Film très fort et très enrichissant quant à la vie quotidienne dans un pays que l’on connaît très mal, Les lueurs d’Aden faisait partie de la sélection Panorama lors de la Berlinade 2023 et il y a reçu le Prix décerné par Amnesty International.

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