Elvira Madigan

Suède, 1967
Titre original : Elvira Madigan
Réalisateur : Bo Widerberg
Scénario : Bo Widerberg
Acteurs : Pia Degermark, Thommy Berggren, Lennart Malmer et Cleo Jensen
Distributeur : Malavida Films
Genre : Drame romantique
Durée : 1h31
Date de sortie : 11 juin 2025 (Reprise)
3/5
La nature idyllique n’est qu’un leurre dans cette sombre histoire d’amour imaginée par Bo Widerberg dans son cinquième long-métrage. Pire encore, les images imprégnées en apparence d’une douce innocence contribuent à faire échouer le couple au cœur de Elvira Madigan. En même temps, le doute sur l’avenir de cette relation condamnée d’avance est d’emblée dissipé, puisque l’on connaît la fin sinistre des deux amants dès le texte mis en exergue. Néanmoins, la mise en scène sait lui insuffler assez de sensualité et d’idéalisme romantique pour nous y faire croire pendant une heure et demie. Car ce qui a tué l’amour ici, c’est moins la passion qui s’estompe avec le temps qu’une pression sociale très diffuse, quoiqu’omniprésente.
Ainsi, l’officier déserteur et l’artiste rebelle que Thommy Berggren et Pia Degermark incarnent avec une candeur saisissante évoluent comme dans un rêve, mi-sentimental, mi-cauchemardesque. Avant l’heure, puisque le réalisateur de La Balade sauvage n’allait tourner son premier film que six ans plus tard, on y trouve un ton distant, basé sur un décalage onirique entre le rêve et la réalité, proche de l’univers de Terrence Malick. Au détail près que chez Widerberg la progression s’opère sous forme circulaire, à l’image de ces paysages entre la Suède et le Danemark qui agissent à la fois en tant que refuge et prison naturelle pour les deux amoureux.
Dès lors, il n’est guère surprenant que cette relation plus tactile que verbale se dirige vers une conclusion tragique. Elle est symbolisée par un bel arrêt sur image, dans la lignée de ceux que François Truffaut (Les 400 coups) et George Roy Hill (Butch Cassidy et le Kid) avaient créés quelques années avant ou après.

Synopsis : En 1889, le lieutenant de l’armée suédoise Sixten Sparre s’éprend de la danseuse de corde Elvira Madigan. Sur un coup de tête et convaincus de leur amour, ils abandonnent leurs responsabilités et s’enfuient ensemble dans la nature. Alors que cette existence clandestine et en parfaite harmonie amoureuse leur réussit un certain temps, leur manque de moyens finit par avoir raison de leur amour.

Intrépide sur le fil
Elvira Madigan a beau être le premier film du cinéaste suédois Bo Widerberg qu’on découvre, nous y décelons d’ores et déjà des thématiques à fort potentiel récurrent. A commencer par le rôle ambigu que jouent les enfants dans ce microcosme cinématographique faussement feutré. Entre la fillette sur laquelle s’ouvre le film et celle vers la fin qui effraye Elvira en enlevant son bandeau des yeux, les occasions ne manquent pas pour leur attribuer un emploi de révélateur presque maléfique de tout ce qui ne fonctionne pas, voire qui ne fonctionnera jamais dans ce couple vivant en dehors des conventions. Un rappel discret de la vie d’avant de Sixten par voie de marque-page s’inscrit dans la même logique de sabotage subtil de cette romance née sous une mauvaise étoile.
Pourtant, l’hostilité du monde extérieur à son égard ne se manifeste que de manière indirecte, comme s’il suffisait de cette exclusion passive d’un quotidien plus serein pour réduire considérablement les options à la disposition du couple. Chaque fois que l’étau des poursuites judiciaires risque de se refermer sur lui, une bonne âme ou tout simplement un heureux hasard est là pour tirer Sixten et Elvira d’affaire. Avec toujours ce fâcheux déséquilibre entre l’homme et la femme : lui réduit à l’oisiveté et à la perte progressive de sa virilité, une partie de sa barbe à la fois, face à elle, vedette des livres et des journaux qui ose aspirer encore à un semblant d’existence culturelle. Quitte à devoir faire preuve d’imagination en termes de choix vestimentaires pour une soirée de concert, à laquelle elle se rend par ailleurs seule.

Emprunter le regard de l’autre
Malgré tous les obstacles, réels ou imaginés, mis sur le chemin des amoureux, ces derniers ont droit à une belle traduction filmique de leur passion. Une très grande sensualité se dégage de leurs étreintes et de leurs baisers, sans que cette connivence des corps n’ait besoin d’être expliquée par des paroles. Cette même sensualité surgit étrangement à l’apparition de l’ami soldat de Sixten, venu le raisonner, pratiquer des jeux de chasse bien enfantins en plein forêt et éveiller au moins initialement une drôle de tension homoérotique entre les deux hommes. Est-ce que nous lisons trop dans ces quelques regards de braise ou bien l’œuvre de Bo Widerberg cache-t-elle d’autres parenthèses furtives de ce genre ? Il suffira de regarder d’autres de ses films pour confirmer ou non cette observation.
En attendant, le beau château de cartes d’un amour vécu en dehors de toute responsabilité ne tarde pas à s’écrouler misérablement. Puisque l’on ne peut pas vivre uniquement d’amour et d’eau fraîche, Elvira et Sixten descendront lentement, mais sûrement la pente glissante du déclin social. Faute de moyens pour gagner de l’argent, ils retournent là où leur histoire a commencé en quelque sorte : dans la nature. Ce retour aux sources ne s’avère guère concluant, les fruits des arbres et des prairies ne fournissant pas assez de nourriture pour leur permettre de survivre convenablement. Une autre utopie dont Bo Widerberg se débarrasse sans le moindre état d’âme. Ne reste dès lors que la mort honorable. C’est-à-dire l’ultime preuve, d’une tristesse incommensurable, du fait que Sixten et Elvira n’ont pas besoin d’expliciter leurs sentiments pour se comprendre intimement.

Conclusion
Elvira Madigan ne fait certes pas figure d’entrée en la matière fulgurante pour découvrir la filmographie conséquente de Bo Widerberg. Il s’agit cependant d’une belle histoire d’amour, tristement tragique, peut-être un peu trop portée par moments sur des symboles visuels. Les lignes maîtresses d’une conception du monde et des films qui le reflètent s’y font toutefois déjà jour. A commencer par une grande mélancolie – la rigueur suédoise oblige – qui emprunte par contre des chemins globalement plus lumineux, presque pavés d’espoir, comparé à ce que l’incontournable Ingmar Bergman nous pondait à la même époque, entre Persona et L’Heure du loup.