Affreux sales et méchants

Italie, 1976
Titre original : Brutti sporchi e cattivi
Réalisateur : Ettore Scola
Scénario : Ruggero Maccari et Ettore Scola
Acteurs : Nino Manfredi, Maria Luisa Santella, Francesco Anniballi et Linda Moretti
Distributeur : Carlotta Films
Genre : Satire
Durée : 1h52
Date de sortie : 26 juillet 2023 (Reprise)
3,5/5
A peu d’années près un contemporain des géants du cinéma italien que seront pour toujours Federico Fellini et Michelangelo Antonioni, le réalisateur Ettore Scola ne peut guère se prévaloir d’une filmographie aussi touffue que ses illustres confrères. Certes, il a été un chroniqueur hors pair de la société italienne du siècle dernier, quoique sans le regard acéré d’un Elio Petri ou d’un Francesco Rosi. Mais le nombre de ses films ayant réellement marqué les esprits reste assez faible : Nous nous sommes tant aimés, Affreux sales et méchants et Une journée particulière, tous sortis dans l’espace resserré de trois ans au milieu des années 1970. C’est dans ce petit chef-d’œuvre pris en étau entre les deux autres qu’il s’est peut-être le plus lâché en termes d’une critique cinglante envers la société italienne veule et bête.
En effet, la qualité principale de cette satire sociale sans filtre consiste à laisser les personnages dans leur microcosme immonde, sans le moindre espoir d’une quelconque ascension sociale. L’ascenseur symbolique qui est censé leur permettre d’aspirer au moins en théorie à une existence respectable y est proprement absent. Ainsi, tout un chacun vaque à ses occupations, qui se réduisent essentiellement au sexe, aux combines minables et à la consommation effrénée d’alcool, faute de moyens pour se défoncer avec des drogues plus sophistiquées. Nino Manfredi campe ce chef de clan avec à la fois une outrance à fleur de peau et un maquillage à peine plus discret. Lui et les siens se complaisent dans un état de stagnation à tous les niveaux que la narration sait rendre palpable à travers un fil dramatique admirablement ténu.

Synopsis : Avec sa femme, sa mère et sa progéniture innombrable, Giacinto vit entassé dans une cabane de bidonville sur les hauteurs de Rome. Personne ou presque dans cette fratrie consanguine ne travaille, surtout pas Giacinto, qui garde précieusement avec l’œil qui lui reste la forte somme d’argent que l’assurance lui avait payé suite à un accident de travail. Son quotidien, comme celui de sa famille, est mollement rythmé par des engueulades et des bagarres qui éclatent sans raison dans cet univers défavorisé entièrement clos sur lui-même, ainsi que par l’éventuel coup tiré à la va-vite et la plupart du temps sans le consentement des femmes. Le marasme répétitif de ce quotidien dépourvu de rayons de soleil est tant soit peu bousculé par l’arrivée d’Iside, une prostituée que Giacinto ramène à la maison après une soirée bien arrosée.

De cage en cage
A l’image d’un bon vin, Affreux sales et méchants devient de plus en plus riche avec le temps qui passe. A moins que ce ne soit notre propre gain supposé en maturité et en expérience de vie qui nous procure une appréciation plus profonde des frasques de ses personnages, plusieurs années après l’avoir revu la dernière fois. Jadis, la vacuité assumée de son intrigue nous avait laissé sur notre faim, alors qu’à présent, nous y voyons le signe indubitable d’un statu quo social aucunement appelé à évoluer.
La merde dans laquelle la famille du onzième long-métrage de Ettore Scola patauge vulgairement lui colle à la peau, sur le ton d’une résignation douce-amère qui ne se fait plus d’illusions. Déjà faudrait-il qu’un élément extérieur vienne perturber cette routine lénifiante. Sur cette dernière, la mise en scène glisse avec la conscience aiguë que toutes les journées se suivent et se ressemblent dans ce taudis finement caricatural.
Dès lors, la première moitié du film nous offre un accès privilégié à un microcosme qui fonctionne tant bien que mal en autonomie, à condition de ne pas trop se frotter à la vie des gens normaux. Les enfants y sont parqués tel un troupeau de bêtes dans un enclos fermé à clé tout au long de la journée, pendant que les adultes traînent dans les parages, avec une sporadique excursion en ville afin d’y faire le tapin, voire d’y entrer ouvertement en conflit avec la loi.
Que ce soit en arrachant les sacs des passants ou en se faisant tirer les oreilles par un commissaire débordé, qui en a marre par ailleurs de voir leurs tristes tronches se présenter devant lui pour des délits mineurs, Giacinto et les siens ne sont pas tellement à leur place en dehors de la rue poussiéreuse et de la porcherie qu’ils appellent leur chez soi sans la moindre affection. Bref, personne ne veut d’eux. Mais en même temps, ils se démarquent par une autosuffisance plutôt extravagante. Celle-ci peut s’expliquer par leurs besoins extrêmement basiques, se résumant en somme à la volonté de baiser à longueur de journée avec la première venue.

Qui veut voler un million ?
Cette ronde de jambes en l’air sera malgré tout perturbée par l’arrivée d’une femme voluptueuse qui paraît passer par là comme par hasard. Grâce à elle, le vieux Giacinto, jusque là aigri et maladivement méfiant, vit presque un dernier printemps. Il dépense enfin sans compter quelques milliers de lires du pactole qu’il avait caché si soigneusement des mains voleuses de sa progéniture. Sa nouvelle conquête, Iside, est le proverbial grain de sable qui va faire dérailler la machine de l’édifice familial si grassement huilée jusque là. Or, cette perturbation passagère, qui cherche à faire bonne mine face à l’hostilité et à l’entrain libidineux de son nouvel entourage, ne réussira, elle non plus, à arracher ce milieu replié sur lui-même de sa propre torpeur.
A s’en demander où Ettore Scola voulait en venir avec cette farce sociale des bas-fonds, étrangement avare en termes de revirements tragiques. Car tout le monde a beau se tirer gaiement dans les pattes – Giacinto le premier qui pourrait faire un meilleur usage de sa fortune que de la changer sans cesse de cachette –, le lien social et familial s’y avère inhabituellement fort. Et si c’était cela, la morale qu’on pourrait tirer de ces deux heures passées en compagnie aussi pouilleuse qu’amusante dans ses excès : que c’est la cohérence des ambitions qui fait la force, plutôt qu’une conception platement bourgeoise de l’amour et du respect mutuel ? Toujours est-il que peu de films ont osé, ni avant, ni après Affreux sales et méchants, dresser un portrait aussi joliment canaille des souches les plus défavorisées de la société italienne !

Conclusion
Ettore Scola était-il le cinéaste de la grande mise en question du déséquilibre social sévissant en Italie, à l’époque et hélas toujours actuellement ? On ne le pense pas. Ce rôle à l’austérité valeureuse était davantage dévolu à son contemporain direct et prématurément disparu Elio Petri. Cependant, comme Affreux sales et méchants le démontre une fois de plus avec panache, il n’y avait que Scola pour enchaîner autant de travers de la part de personnages si ignobles, sans que l’on ne sente le doigt moralisateur levé en permanence. Bien au contraire, puisque la liberté sexuelle que son propos véhicule nous paraît infiniment plus décomplexée et moins voyeuriste que ne l’avait été la démarche entreprise par exemple quelques années plus tôt par son compatriote à la réputation sensiblement plus sulfureuse Pier Paolo Pasolini.