Cannes 70 : Derrière le rideau de Saint-Saëns avec Thierry Frémaux

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70 ans, 70 textes, 70 instantanés comme autant de fragments épars, sans chronologie mais pas au hasard, pour fêter les noces de platine des cinéphiles du monde entier avec le Festival de Cannes. En partenariat avec le site Écran Noir, nous lançons le compte à rebours : pendant les 70 jours précédant la 70e édition, nous nous replongeons quotidiennement dans ses 69 premières années.

Aujourd’hui, J-3. Retrouvez nos précédents textes du dossier Cannes 70 en cliquant sur ce lien.

Pendant que j’écris cette phrase, j’entends les premières notes du morceau Aquarium, qui fait partie de la suite musicale du Carnaval des animaux de Camille Saint-Saëns. J’ai l’impression d’être à nouveau assis dans un fauteuil devant l’écran cannois : nous sommes dans un paysage sous-marin et commençons à monter les marches, couvertes d’un tapis rouge. Nous sortons de l’eau pour nous envoler jusqu’à l’espace extérieur, entourés par les étoiles. Une légende sous le dessin d’une palme d’or : Festival de Cannes. Le public commence à applaudir. Le film commence.

La route du film commence ainsi. Cannes est la plus grande vitrine du monde cinématographique et un bon ou un mauvais accueil de la presse peut jouer un rôle essentiel sur la continuation de la vie de ce film : une ovation de plusieurs minutes de part de la presse pourrait lui ouvrir les portes des pays du monde entier, un prix pourrait le consacrer à jamais, même avant de sortir dans les salles commerciales. C’est ainsi que fonctionne le Festival de Cannes : les critiques et les professionnels du cinéma du monde entier se sont donnés rendez-vous pour dessiner les lignes générales de l’année cinématographique qui va suivre. Tout sera dit à la fin, un portrait-robot de ce qui est censé être le cinéma d’aujourd’hui sera affiché à l’issue du Festival. Est-ce que cela est juste ? Ça, c’est un autre débat.

Les réalisateurs et producteurs du monde entier s’apprêtent à faire leur mieux afin de pouvoir insérer le si envié logo de la palme, Festival de Cannes, dans le générique de leurs longs-métrages. Mille huit-cents soixante-neuf films ont été présentés lors de la 69ème édition, en 2016. Seulement une soixantaine figureront dans la sélection officielle, plus de 1800 films seront refusés et au fur et à mesure que le jour de l’annonce de la sélection approche, la pression va augmenter. La passion animée par le désir de réussite coûte que coûte (est-ce plutôt l’inverse ?) monte à son apogée le jour de l’annonce. Quel est le vrai enjeu ? S’agit-il d’une question purement liée à la distribution du film ? Une question financière à un niveau plus vaste ? Politique ? Juste l’étincelle d’une vanité non avouée ?

Pourquoi choisir un film et pas un autre ?

Thierry Frémaux assume la subjectivité du choix. Il évoque ainsi la difficulté de réaliser une sélection de films pour un festival tel que Cannes quand cette logique s’impose : “Une bonne sélection, c’est grâce aux films ; une mauvaise sélection, c’est à cause du sélectionneur”. Comment dire non à tous ceux qui misent toutes leurs espérances de réussite pour leur film dans l’inscription à un festival, LE Festival ?

Deux cas opposés sont évoqués par Frémaux dans son livre, Sélection officielle publié aux éditions Grasset au mois de janvier dernier. D’un côté, The Last Face de Sean Penn (2016) et de l’autre, le nouveau projet, toujours inédit, d’Emir Kusturica. Le film de Sean Penn fut présenté en compétition en 2016 et reçut un accueil désastreux : le film fut hué et moqué lors de la projection presse. Le délégué général montra ses réserves par rapport à la première version qu’il vit de ce film et rendit visite à Penn à Los Angeles pour lui proposer de faire quelques modifications dans le montage de son film afin qu’il fût prêt pour le Festival. Le réalisateur aurait promis à Frémaux de faire de son mieux en lui assurant qu’il serait remanié avec succès lors de la première du Festival. Frémaux fit confiance à Penn et l’invita directement en compétition. Ceci est un exemple de comment faire partie de la compétition peut faire du mal à un film qui resterait trop faible face aux regards malveillants. C’est ainsi que Sean Penn monta les marches avec son équipe l’année dernière, ayant déjà pris connaissance des dures critiques contre lui et contre les critères de sélection du Festival. Frémaux se défend des reproches qui lui sont faits en tant que responsable de la programmation de la sélection officielle : “quand vient l’heure du bilan, chacun reconstruit la compétition à posteriori – il est aisé de faire une sélection idéale en fonction d’un accueil connu entre-temps”. C’est ainsi que l’équipe de Frémaux aurait proposé plusieurs fois l’idée de faire en sorte que les séances presse et gala se déroulent simultanément afin que les artistes n’aient plus à monter les marches après avoir lu un éventuel mauvais accueil fait par la critique.

D’un autre côté, quelques semaines avant l’annonce de la sélection officielle, Emir Kusturica aurait invité son ami Thierry Frémaux à voir une ébauche de son nouveau projet, dont il n’avait monté que dix minutes. Ce dernier aurait trouvé l’idée intéressante mais, le film n’étant toujours pas terminé, il ne pouvait pas l’inviter en compétition. Après avoir laissé un message téléphonique à sa productrice pour lui annoncer sa décision, Kusturica aurait répondu avec un texto direct et concis : « You are not my friend anymore ! Emir ».

Quand est-ce que le film est terminé ?

Sélection officielle constitue une sorte de journal d’une intimité rédigée, qui nous permet d’accompagner le délégué général du Festival de Cannes, Thierry Frémaux, le long d’une année qui commence pour lui le 25 mai 2015 et s’achève le 22 mai 2016. Du premier jour qui suit le festival 2015 jusqu’au dernier jour de l’édition de 2016, nous suivons le quotidien de Frémaux en tant que délégué général mais aussi en tant que directeur de l’Institut Lumière de Lyon. Il est par ailleurs un des principaux ambassadeurs du patrimoine cinématographique et humain des frères Lumière autour du monde, coïncidence intéressante venant d’un homme qui joue actuellement le rôle de tête visible dans le festival de cinéma le plus important au monde. D’ailleurs, Frémaux cite de manière très émouvante Henri Langlois, un des fondateurs de la Cinémathèque française, quand il parlait des frères Lumière en disant : « Il fut un temps où le cinéma sortait des arbres, jaillissait de la mer, où l’homme à la caméra magique s’arrêtait sur les places, entrait dans les cafés où tous les écrans offraient une fenêtre sur l’infini. Ce fut le temps des Lumière ».

Chez Lumière il y avait la sagesse de l’humain qui regarde de manière instinctive dans le temps. La sagesse de l’enfant pour qui tout reste à venir, quand toutes les images sont encore possibles. Pendant que Frémaux se prépare à citer ce beau passage du journal de Jean Cocteau, j’arrive à la fin de mon article : « Il y a un moment de fatigue où les films n’entrent plus en nous. Une sorte de sommeil qui ne fait pas dormir ressemble à celui des enfants qui n’écoutent plus le conte mais seulement le murmure de la voix de leur mère. Je suivais et je ne suivais pas ». Les images de cinéma défilent sans cesse dans notre cerveau pour hanter nos rêves les plus beaux, ainsi que nos cauchemars.

La musique du Carnaval des animaux est terminée.

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