Arras 2019 : Passed by Censor

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Passed by Censor

Turquie, Allemagne, France, 2018

Titre original : Görülmüstür

Réalisateur : Serhat Karaaslan

Scénario : Serhat Karaaslan

Acteurs : Berkay Ates, Saadet Aksoy, Ipek Türktan Kaynak

Distributeur : Bac Films

Genre : Thriller

Durée : 1h37

Date de sortie : –

3/5

En ce moment, nous procédons chez nous à une grande opération de rangement de notre petite surface de vie parisienne, qui consiste entre autres à jeter à la benne de recyclage tous les très anciens relevés de comptes, factures et autres documents caducs. Ce qui implique de rendre auparavant illisibles toutes les informations confidentielles. Par conséquent, nous nous sentons tout à fait solidaires du personnage principal de Passed by Censor, présenté dans le cadre de la section « Cinémas du monde » à l’Arras Film Festival, dont le travail routinier et répétitif consiste à effacer les passages douteux des lettres écrites pour ou par les détenus d’une prison turque. Contrairement aux archives de nos vieilles opérations bancaires, qui nous font au mieux regretter d’avoir jadis dépensé de l’argent pour tel ou tel objet s’étant par la suite avéré dispensable, c’est une partie de vie à fleur de peau qui transite entre les mains des bureaucrates censeurs, susceptible d’éveiller l’imagination des plus créatifs d’entre eux. Ainsi, même s’il dispose d’un discret fond contestataire par rapport à la situation carcérale en Turquie, ce film est avant tout l’histoire d’une obsession invasive, contée avec une grande subtilité et majoritairement sans les ressorts narratifs qui rendent d’habitude pareille construction de suspense si prévisible. En somme, il s’agit d’un premier film plutôt prometteur pour la future carrière de son réalisateur Serhat Karaaslan en particulier, voire pour le cinéma turc dans son ensemble en ces temps si mouvementés, politiquement et culturellement parlant, du côté du Bosphore.

© +90 Film Production / Departures Film / Silex Films / Bac Films Tous droits réservés

Synopsis : Le jeune officier de la police pénitentiaire Zakir vient d’intégrer le service de contrôle du courrier des prisonniers. Alors que son nouveau travail l’indiffère plus ou moins, il se sent infiniment plus motivé par ses cours d’écriture, qu’il suit pendant son temps libre. L’un de ses exercices consiste à imaginer une histoire à partir d’une photo choisie de façon aléatoire. Quand Zakir tombe dans son bureau sur un cliché pris lors des visites, il le subtilise et entame sa rédaction à partir des trois personnages qui y figurent. C’est notamment la belle Selma, l’épouse du détenu, qui l’intrigue. Il surveille avec une inquiétude grandissante ses visites régulières en prison, jusqu’à redouter qu’un danger concret la menace.

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Paranoïa policière

Il y aurait beaucoup de choses à dire et à écrire sur ce qui se passe en Turquie en ce moment. Entre les pulsions belliqueuses du président Erdoğan et sa volonté manifeste de supprimer tout discours d’opposition, ce pays à cheval entre l’Occident et l’Orient ne vit pas vraiment ses plus belles années ces derniers temps. Le potentiel de polémiquer là-dessus est donc conséquent, mais Passed by Censor préfère s’en acquitter presque accessoirement, à travers de rares indications indirectes que la torture soit à l’ordre du jour dans les prisons turques. Comme quoi, rien de majeur ne semble hélas avoir changé en quarante ans, depuis la sortie de Midnight Express de Alan Parker … Or, le sujet du film ne se situe guère à ce niveau-là. A tel point que les circonstances légales autour du sort du mari de Selma ne sont jamais exprimées explicitement. Non, ce qui a l’air d’importer surtout au réalisateur Serhat Karaaslan, c’est l’orchestration habile de l’imagination débordante de Zakir, à la fois doucement anxiogène et basée sur des observations que l’on pourrait interpréter de plusieurs manières en plus de la sienne. Rien n’indique en effet sans équivoque que l’objet de ses fantasmes soit réellement une sorte de prisonnière chez ses beaux-parents, si ce n’est le regard envahissant de son protecteur zélé. Tout l’enjeu du récit repose alors sur l’adresse de la narration à nous faire adhérer à cette histoire, qui pourrait bêtement s’écrouler à chaque instant tel un château de cartes bâti sans la moindre anticipation.

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Fenêtre sur cellule

Or, la mise en scène joue astucieusement sur les petites failles du personnage principal, afin de rendre son délire plus crédible. Alors qu’il est facile de comprendre pourquoi Zakir est tombé sous le charme des grands yeux de Saadet Aksoy, au moins aussi expressifs que ceux de Elina Löwensohn, leur relation à distance sait préserver une ambiguïté des plus stimulantes. Et cela d’autant plus que les liens que le protagoniste entretient avec les autres personnes de son entourage ne manquent pas non plus d’intérêt. Ainsi, du côté féminin, il est un fils aussi attentionné qu’irritable et un compagnon d’écriture aussi énigmatique qu’insensible aux avances larvées de sa nouvelle amie infirmière. À l’égard de ses collègues masculins, il affiche un état d’esprit soumis et évasif qui colle parfaitement au rôle d’exécutant sans états d’âme que l’administration lui a confié. Comme le personnage principal dans le chef-d’œuvre de Alfred Hitchcock auquel nous avons indirectement emprunté le titre de ce paragraphe, l’oisiveté lui sera pourtant fatale. Ou en tout cas, elle le conduira vers une prise de position que sa conscience de petit fonctionnaire servile n’avait nullement prévue. A-t-il eu raison de s’immiscer avec tant d’entêtement dans la vie privée des personnes qu’il était simplement censé surveiller de loin ? Le film a la sagesse plus qu’appréciable de ne pas répondre à cette question, mais au contraire de laisser persister le doute face à tant d’engagement bordant à l’obsession malsaine.

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Conclusion

Les regards du monde entier sont tournés vers la Turquie, malheureusement pour toutes les mauvaises raisons. Un film comme Passed by Censor, calme mais ferme dans son projet dramatique de la dissection d’une idée fixe, peut contribuer à désamorcer ce focus idéologiquement chargé. Ce n’est pas un film de genre pur et dur – on hésiterait même de le qualifier de drame carcéral – , mais plutôt un exercice de style des plus probants, simultanément fin dans son exécution filmique et dans le propos détourné qu’il énonce par rapport à une Turquie en pleine perte de repères.

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