Noce d’été de Mokhtar Laajimi : quand le cinéma dévoile une image chic et choc

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Noce d'été de Moktar Ladjimi

Noce d'été de Moktar Ladjimi

« A Tunis, le ciel qui nous interdit l’image, nous bombarde d’une pluie d’images, tout le monde a la tête ailleurs, ferme les yeux sur les magouilles et le trafic en terre… parabolique (et ses impôts). Nous voilà incapables de voir notre propre image. Elle, fausse ou interdite, elle est condamnée. Elle est à leur image. A-t-on peur à ce point de notre réalité ? Et pourquoi cette fuite ? Tout le monde regarde les autres, tout le monde est voyeur. Ils seront effrayés de voir leur propre visage sur l’écran. »[1] Avec ces phrases, Mokhtar Laajimi résume le sujet de son film, un message qui s’éclaire vers la fin du film.

Noce d’été est un film social d’une heure et demie, réalisé en 2004 par Mokhtar La’jimi, cinéaste assez connu en Tunisie et dont c’est le premier long-métrage – après Le cinéma colonial en 1997, Mille et une danses orientales en 1999 et L’Orient des cafés en 2000.  Noce d’été (en arabe Bab El ‘Arch) est plus une fiction qu’un miroir clair sur la société tunisienne d’aujourd’hui.

Le film incarne un nombre important de problématiques reliées les unes aux autres. Le tout rend compte de la réalité d’une société tunisienne moderne qui refuse de voir ses défauts dans un miroir. Derrière cette idée du mariage inacceptable pour Hamid, jeune passionné de journalisme, Laajimi annonce la noce d’une vérité dévoilée, il secoue sa bouteille – celle qui a éteint le feu dans la cour de jeu des enfants – pour faire éclater une vérité amère, absente dans notre cinéma.

 

Noce d’été de Mokhtar Laajimi affiche du filmLe film évoque un certain nombre de problèmes sociaux liés aux questions du travail, de la sécurité, de la subordination, de l’exploitation, qui détruisent le sens de bonheur d’une catégorie sociale dominée par une bourgeoisie capitaliste. La prolifération d’antennes paraboles sur les toits, phénomène culturel, indique que toute une société se trouve propulsée dans un monde inconnu envahi d’innombrables programmes de télévision qui menacent son identité. S’ajoutent des problèmes familiaux, générés par des traditions souvent destructrices, tels celui des mariages forcés ou des questions d’héritages qui sèment la zizanie… Le tout est assorti d’un autre problème majeur de cette société : celui de la liberté de la presse.

Sur la base de ces différents éléments, Laajimi dénonce toute une série de phénomènes qui s’inscrivent dans le portrait d’une société : vol, libertinage, alcoolisme, univers du foot, problèmes de voisinage, prison, traditions inhumaines… Avec audace, il s’attaque à l’hypocrisie qui conduit à détruire le sens d’un certain nombre de valeurs, qu’elles soient d’ordre moral ou social.

Avec ce film, Mokhtar Laajimi, exprime sa révolte contre tout ce qui se cache derrière les mœurs et les traditions, et crée un nouveau style cinématographique plus proche de la réalité, plus logique et aussi plus convaincant que le cinéma classique de pure fiction. Fort de son expérience de documentariste, il livre, avec Noce d’été, un vrai témoignage social.

Noce d’été raconte le parcours de Hamid, un jeune journaliste qui, en quête de vérité, veut vivre loin de l’hypocrisie sociale, de l’illusion et du mensonge. Dans sa famille – de milieu modeste mais séduite par une bourgeoisie aveugle –, entre une mère totalement soumise, frustrée comme son fils, un frère aîné dominateur et profiteur très attaché à ses racines familiales et un cadet séduit par l’argent et le monde des affaires, tous sont en train de s’entre-dévorer. Hamid trouve refuge dans l’amitié d’Elyès son collègue de travail, et de sa rédactrice en chef. Sur ordre de son père, spécialiste du chantage affectif, Hamid se trouve devant un chemin fermé : l’obligation de se marier avec Rim, la fille du voisin, un bourgeois. Il décide de souscrire aux ordres de son père, mais prend finalement la fuite en pleine nuit de noce. Dans ce film, Mokhtar Laajimi met en valeur le vrai sens d’un destin d’homme : Hamid ne s’accomplira pleinement qu’après avoir écrit et publié l’article de sa vie, à travers lequel, après une heure et dix-neuf minutes de tournage, le cinéaste dénonce toute une société sous hypnose. D’emblée, le film s’ouvre sur un générique assez caricatural, argumenté par des photos réelles des toits de Tunis encombrés d’antennes paraboles : des mots et des vérités auxquels on ne peut jamais échapper. Les antennes paraboles, ces outils de médiatisation, tournent doucement ; mais pour Mokhtar Laajimi ce n’est pas pour capter les chaînes, mais pour attraper l’image réelle de nous-mêmes, obscure mais incontournable.

Avec ce grand chantier, géré par un responsable exploiteur, très méfiant et douteux, Mokhtar La’jimi, nous invite à faire une courte balade du côté des ouvriers du bâtiment et leur mode de vie. Dans le bâtiment, monde de chantage et d’exploitation sauvage, sévit en toute impunité la pratique du travail illégal : tout le monde peut se faire embaucher, sans compétence professionnelle, sans expérience, mais aussi… sans sécurité.

La scène où Mouldi se tue en tombant du dernier étage explique clairement la relation despotique entre le chef employeur, que cela laisse quasiment indifférent, et ses ouvriers. Dans le bâtiment en Tunisie, ce type d’accident est très fréquent, surtout sur les grands chantiers. L’absence de sécurité et la peur de se retrouver à la rue rongent à chaque instant ces simples ouvriers et détruit en eux tout courage et tout enthousiasme. L’agressivité du patron – pour qui la présence de Hamid le journaliste, susceptible de dénoncer l’exploitation et la tyrannie, constitue une menace – suscite en eux un sentiment de profonde humiliation qu’ils ont du mal à digérer.

Noce d'été de Moktar Ladjimi

Laajimi délègue à son personnage Hamid, ce journaliste affranchi, défenseur de la liberté d’expression et de la presse, la mission de témoigner pour une catégorie sociale humiliée, exclue, exploitée par des patrons véreux et une bourgeoisie arrogante. Cette catégorie concerne des gens incapables de réagir, qui travaillent dans des conditions très dures et ne peuvent oublier leur misère que par l’alcool qui, comme dans tout le cinéma tunisien, a dans ce film le goût du soulagement. Que ce soient Hamid, Elyès la rédactrice en chef ou les ouvriers du bâtiment, tous reflètent une réalité cachée. Les antennes paraboliques symbolisent l’exploitation et l’état de subordination dont sont victimes des gens qui, outre leur frustration sexuelle, sont étouffés derrière les murs et sous les sacs de ciment, sans aucune chance de pouvoir se défendre – que ce soit pour négocier, au regard de la légalité, leurs salaires ou leurs conditions de travail.

Cette insupportable tyrannie sur les gros chantiers du bâtiment, exercée par des patrons autoritaires, trouve son équivalent dans la famille de Hamid : l’image, dans une métamorphose elliptique, glisse vers une autre dérive. On découvre alors l’expression de la tyrannie dans le personnage du frère aîné d’Hamid, un être à l’esprit féodal obsessionnel, autoritaire, égoïste, qui manage le petit groupe d’ouvriers occupés à préparer l’appartement d’Hamid en vue de son mariage.

Dans Noce d’été, chaque porte s’ouvre sur une autre réalité, chacune plus scandaleuse l’une que l’autre. On notera à cet égard que le titre arabe de ce film est « Bab El ‘Arch », qui signifie « porte du trône » : une porte qui ouvre sur toutes les directions. De l’univers du travail à celui du libertinage, chaque séquence éclaire un aspect spécifique d’une réalité globale, que Laajimi met en question : la société tunisienne contemporaine, écartelée entre traditions et modernité.

Cette modernité se manifeste à travers l’image des antennes paraboliques, monstre technologique qui a soudainement raccourci les distances entre le nord et le sud, entre l’est et l’ouest. Mais pour Laajimi, cette technologie séduisante n’est qu’un outil médiatique idéologique qui tue en nous le sens de la responsabilité envers notre réalité.

Douze ans après l’apparition de l’antenne parabole en Tunisie, Laajimi met le doigt sur la blessure : le phénomène est à relier à des questions plus fondamentales que celle du simple bienfait du progrès moderne. Face à une Tunisie où le chômage est encore bien présent, où l’érosion du pouvoir d’achat n’incite pas à l’espoir, les chaînes satellitaires font office de catharsis : les téléspectateurs oublient, pendant quelques heures, leurs soucis quotidiens pour plonger dans l’imaginaire et rêver d’un sort meilleur. Dans la mesure où la société tunisienne semble préférer la voie orale à la littérature, la télévision est l’unique source de distraction. La médiocrité des programmes proposés par la chaîne nationale ne fait qu’ajouter à la popularité des canaux satellitaires. Tel est le propos de Laajimi. Pour les gens, cette frustration causée par les chaînes étrangères, ces images qu’ils reçoivent de ces chaînes satellitaires, ne cessent de creuser le fossé entre leur espoir d’un avenir radieux et la dure réalité du pays : elles les renvoient à leur détresse morale et culturelle.

La multiplication des chaînes arabes ces dernières années a été suivie avec encouragement par une partie de la population conservatrice, dubitative face aux chaînes « paradiaboliques ». Les plus réticents à l’entrée de la parabole dans les foyers ont finalement cédé aux chaînes arabes diffusant les prêches de nouvelles idéologies.

Noce d'été de Moktar Ladjimi

Ce sont les hommes qui sont le plus attirés par les programmes dont les thèmes sont axés sur l’action et l’émotion, à travers des productions d’origine occidentale. En revanche les femmes plébiscitent les programmes arabophones. Les deux types de chaînes (arabes et françaises) tendent à façonner deux modèles différents. Quant aux choix des jeunes générations en matière de programmes télévisuels, ils sont amputés de l’enjeu culturel. La prédominance de l’arabe oriental et des autres langues véhiculées par ces outils confortent l’influence étrangère aux dépens de patrimoine national. Mokhtar Laajimi souligne ainsi l’influence de la parabole, même sur les enfants, « une génération parabole » qui a assisté à la naissance des chaînes parabolique. La télévision était le seul moyen d’échapper à la morosité ambiante.

Aujourd’hui, les 20-30 ans ne peuvent plus s’en passer. Dans les générations parabole, on trouve ceux qui imitent le monde occidental, et ceux qui s’attachent encore à leur monde mère. Cependant, les diverses attitudes révélées par l’audience de télévisions étrangères ne peuvent faire oublier la dure réalité de tous ces jeunes chômeurs marqués par le désespoir. Ils sont condamnés à tenter le chemin de l’exil ou à vivre par procuration, ce qu’ils voient quotidiennement à travers leurs télévisions. Les chaînes satellitaires semblent être devenues comme une drogue, dont il est difficile de décrocher.

Mokhtar Laajimi traite ce sujet d’un point de vue culturel, vision d’un intellectuel où l’excès d’ouverture sur l’autre a tué l’ouverture sur nous-mêmes. La parabole, source d’information et de communication, est devenue aujourd’hui source de répression et de défoulement, en même temps qu’il est le moyen d’engager une révolution contre cette société.

Toutes ces questions, Mokhtar Laajimi les aborde dans Noce d’été, à travers le thème de l’influence de la parabole en Tunisie. Cet outil de médiatisation communique tous les soucis de la société, mais ne parvient finalement pas à la libérer de la peur de la liberté de la presse : liberté d’expression cinématographique dans ce film, qui porte le vrai message de Laajimi. A travers la mise en question du principe de libre choix du partenaire conjugal, le réalisateur évoque le problème de la liberté d’expression en général.

La question de la liberté d’expression revêt une dimension politique qui l’amène parfois à constituer un motif de critique à l’égard de tel ou tel régime. Dans Noce d’été, il ne s’agit pas de critiquer l’autre comme ennemi – celui qui représente l’enfer chez Jean Paul Sartre[2] – ni ce monstre autoritaire caché dans l’esprit philosophique de Michel Foucault[3], mais une société tunisienne qui a choisi de se faire mal à elle-même plutôt que de s’exprimer librement. « Tout le monde a la tête ailleurs, ferme les yeux sur les magouilles et le trafic en terre parabolique (et ses impôts), nous voilà incapables de voir notre propre image. »[4] … Un déracinement culturel et social qui vole à un pays toute son identité pour la dissimuler derrière une image importée d’un monde étranger qui ne nous convient pas. « Le film aborde tout en finesse la question de la pratique du métier de journaliste par rapport à la liberté d’expression, il propose à la première personne la vision du réalisateur, il exprime ses préoccupations intimes. »[5]

Noce d’été de Mokhtar Laajimi  photo du film

Dans Noce d’été, Mokhtar Laajimi suit le même chemin que Beaumarchais, qui écrivait : « Pourvu que je ne parle ni de l’autorité, ni de la culture, ni de la politique, ni de la morale, ni des gens en place, ni des corps en crédit, ni de l’opéra, ni des autres spectacles, ni de personne qui tienne à quelque chose, je puis tout imprimer librement »[6].

Mokhtar Laajimi invoque une liberté qui serait constructive, souhaitable et acceptable, mais que l’on voit, au début du film, écrasée par la pression familiale et sociale. Cette valeur humaine est présente en filigrane et mise en question durant une heure et dix-neuf minutes de tournage, mais pas une seconde ne vient sauver toute une population du monstre médiatique qui nous condamne à mort.

Le véritable ennemi social autoritaire que nous devons combattre, c’est l’omnipotence de l’image commerciale de l’érotisme, qui s’immisce dans nos esprits faibles et inquiets. Hamid, l’intellectuel engagé, réussit à mener ce combat, avec une force qui le sauve de la prison.

Son beau-père corrompu, marchand d’antennes paraboliques, se trouve finalement seul sur un chemin noir et inexploré : « A partir d’ici, Mokhtar Laajimi dresse le portrait de ce petit bourgeois tiraillé entre l’appel de la tradition et son désir de ne vouloir ressembler à personne, et de s’assumer par son travail. Il ne se gêne pas de venir peser sur les mœurs, les mentalités, les préjugés qu’il remet en cause. »[7].

Hamid prend le chemin du train, un chemin clair, encadré, mais aussi semé d’embûches. Peu lui importe où arrivera le train. Ainsi il s’échappe des contraintes sociales qui ont tué en lui tout espoir de s’exprimer, même sentimentalement, pour rejoindre l’imprimerie et sa meilleure amie la rédactrice en chef.

Le rêve de Hamid se réalise en pleine nuit, loin des yeux des autres – cet « enfer » sartrien –, loin de sa famille et de toute la société qui cadenasse son esprit en doutant même de sa capacité sexuelle. La scène concernant le moment où l’article d’Hamid est sous presse est empreinte d’un calme intense où souffle un esprit de liberté, et l’on ne peut alors s’empêcher de penser à ce qu’écrivait Voltaire : « Soutenons la liberté de la presse, c’est la base de toutes les autres libertés, c’est par là qu’on s’éclaire mutuellement. Chaque citoyen peut parler par écrit à la nation, et chaque lecture examine à loisir, et sans passion, ce que ce compatriote lui dit par la voie de la presse. Nos cercles peuvent quelquefois êtres tumultueux : ce n’est que dans le recueillement du cabinet qu’on peut bien juger. C’est par là que la nation anglaise est devenue une nation véritablement libre. Elle ne le serait pas si elle n’était pas éclairée, et elle ne serait point éclairée, si chaque citoyen n’avait pas chez elle le droit d’imprimer ce qu’il veut. »[8] … Des phrases de poids, qui donnent tout leur sens à cette scène où l’on voit le jeune héros mu par une force irrésistible et courageuse contre tout ce qui menace sa liberté personnelle. Mokhtar Laajimi fait de son film une encyclopédie sociale. Il met en œuvre, comme des armes de guerre, un ensemble d’interrogations parfois contradictoires et même paradoxales. Concernant le monde du football dans les stades tunisiens et les esprits non sportifs de plusieurs supporters, il met « son tamis pour cacher la lumière du soleil » – lumière que beaucoup de jeunes d’aujourd’hui ne connaissent pas. Perdus dans l’univers du foot avec ses conséquences contraires à l’esprit sportif, un grand nombre de jeunes tunisiens vivent aujourd’hui un déracinement affreux, conséquence des programmes de chaînes de télévision étrangères à contenus érotiques ou idéologiques.

Plus loin, Laajimi critique intelligemment la façon dont les journalistiques locaux cherchent les informations. Il met Hamid en contact direct avec ce petit bureau signalé par une vielle plaque à côté de la porte où est inscrit « Bouche à l’oreille », et qui diffuse une information douteuse et rarement argumentée, plutôt information du type « le n’importe quoi dans le n’importe comment ». Donc pour Laajimi, « Tout le monde a encore la tête ailleurs »[9], dans le foot, dans les paraboles, dans les traditions, dans les problèmes d’héritage, et plus précisément dans l’inconscient.

 

MABROUKI Anwar
Université de Strasbourg

[1] Paroles extraites du film Noce d’été

[2] Sartre Jean-Paul est un philosophe et écrivain français (21 juin 1905/15 avril 1980).

[3] Foucault Paul Michel (15 octobre 1926 à Poitiers/25 juin 1984 à Paris), est un philosophe français.

[4] Extrait des paroles du film

[5] Mollo Olinga Jean-Marie, «Pour la liberté de presse, Bab El ‘Arch », dans  Africine.org  (le 18-01-2006) http ://www.africine.org/?menu=art&no=6135

[6] Beaumarchais Pierre-Augustin Caron, Extrait de Le Mariage de Figaro, acte V, scène 3- Figaro, dans étude littéraires.com – http://www.etudes-litteraires.com/forum/topic3215-beaumarchais-le-mariage-de-figaro-acte-v-scene-3-monologue-de-figaro.html

[7] Mollo Olinga Jean-Marie, «Pour la liberté de presse, Bab El ‘Arch », dans  Africine.org  (le 18-01-2006) http ://www.africine.org/?menu=art&no=6135

[8] Voltaire, « Questions sur les miracles » (1765), dans Œuvres complètes de M. de Voltaire, Voltaire, éd. Sanson et compagnie, 1792, t. 67, lettre 11, p. 403

[9] Extrait des paroles du film.

 

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