Le dialectale et l’image dialecte dans le cinéma tunisien

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Poupées d'argile, photo du film

Exemple de Poupées d’argile de Nouri Bouzid

Poupées d’argile est un long-métrage dramatique social qui permet de mesurer la distance entre deux univers : l’un où l’on parle une langue simple avec un accent traditionnel montagnard, et un autre totalement opposé qui est celui des grandes familles bourgeoises aisées. D’un côté les noms sont tous symboliques, mais ne suffisent pas à donner de l’espoir à ceux qui les portent : Fedha (argent), rebh (gain), Saliha (stricte), ‘Omran, Ja’far, tous ces noms souffrent de leurs personnages. De l’autre côté, les noms sont plus modernes : Riva…

Poupées d'argile, photo du film

Dans le premier, les habitations sont faites de brisures de bois, de terre cuite et de tout ce qui ne dépend pas de l’industrialisation, enjolivé par les prairies. Dans le second s’élèvent de hautes villas à plusieurs étages, grandes demeures de la bourgeoisie de Tunis. Grâce aux images, la différence entre ces deux mondes est flagrante : le premier dégage une impression d’exil, le second suinte l’orgueil. Deux mondes qui se battent pour l’argent.

Le contraste est clair entre ces deux univers, ces deux modes de vie : dans ce marché indigne le premier vend à bas prix et le second profite sans vergogne. Mais entre les deux circulent les mains du voleur, circuit d’une mafia humaine qui veut l’honneur et son prix, le calme et le travail, et qui s’acharne à exiger une soumission absolue.

Cet enchaînement des images, des dialèctes et des couleurs produit un conflit manifeste entre les lieux, hostiles l’un à l’autre. A la campagne, le lieu est presque stable, muet comme Nejma, triste comme la mère de reb, calme et surtout paralysé comme les regards des parents qui restent à distance de ce scandale et ne bougent qu’à la fin du mois.

Omran, le héros de Poupées d’argile, représente le trait d’union dialectale entre deux catégories sociales, l’une qui vit dans la misère, l’analphabétisme, l’absence de scolarisation, sans autre moyen de transport que les animaux, et un autre monde prestigieux où tout est différent, même le dialecte.

Chez les femmes de la campagne, les noms connotent toujours le bonheur et l’espoir, ils sont toujours attribués intentionnellement. Mais en dépit de son prénom supposé porter bonheur et qui évoque le gain, la jeune fille, au réel, vit tout le contraire : un symbolisme volontaire qui active la bataille à l’intérieur du champ linguistique paradoxal.

Le parcours d’Omran derrière reb, tout au long de ce film, n’est qu’une course derrière le gain d’argent, et en arabe « argent » se dit « Fedha », tel le prénom de la petite fille de neuf ans. Nouri Bouzid met toujours en lien les personnages de reb et d’Omran ; et malgré les occasions qui lui sont offertes, ce dernier, après avoir trouvé cette jeune adolescente, l’a perdue depuis longtemps, et il perd ainsi une autre chance de trouver son bonheur. Entre reb qui a fait beaucoup de sacrifices et Omran, il y a un conflit social qui finit souvent par un éloignement l’un de l’autre.

Cependant, le choix des prénoms par le réalisateur vient pour faire parler l’image. ‘Omran reste enfin sans Fedha (argent), qui prend la fuite à chaque fois qu’il veut investir. L’argent et ‘Omran : deux ennemis intimes. Omran reste finalement seul, sans Fedha, sans argent, sans espoir (Reb).

Dans Poupées d’argile, tout est construit sur une contradiction bilatérale bien déterminée entre les couleurs. Les lieux sont obscurs dans les villages, clairs et lumineux en ville, telle la cruche d’eau moitié noire moitié blanche servie par Reb à Omran l’ivrogne : une image qui n’est pas sans évoquer l’opposition entre l’idée du mal et l’idée du bien à la manière de Clint Eastswood1. ‘Omran le voyou ne peut donc mettre sa bouche sur la partie blanche qu’en cachette du regard de Reb, afin de ne pas sentir le goût amer de l’eau, le goût amer de tous ce qu’il a fait. Omran récolte les fruits de ce qu’il a semé.

Poupées d'argile, photo du film

Comme pour les prénoms, les chansons chantées par Fedha et Reb au début du film (fille de l’air et du vent/sans papiers ni identité/puisque vos larmes ont tari/elle non plus, ne va pas pleurer/fille de l’air et du vent) et à la fin du film (Lilliri ya maânna…), une émancipation par obligation, préférable aux griffes d’Omran. Pour Nouri Bouzid la ville et la campagne sont deux lieux hostiles l’un à l’autre, la ville avec sa violence, ses problèmes, ses appartements sombres et sales, telle l’antre d’Omran, avec son agitation, ses bruits… a volé les rêves des enfants de la campagne. Mais le milieu rural dont la violence est souvent passée sous silence, muette, brutale, tue finalement en eux tout sens de la famille, et les liens affectifs avec leurs parents. Et comment une mère peut-elle accepter d’envoyer sa fille comme bonne au service de familles riches de la ville, à moins d’ignorer qu’elle ne pourra la voir qu’une seule fois par an ou pendant les fêtes ?

Nouri Bouzid a mis en évidence les effets des sordides manigances tramées entre Omran, âpre au gain, et les femmes de la campagne qui n’hésitent pas à vendre leurs filles pour faire face à leur misère. Reb se construit et forge sa résistance contre tous les loups humains ; certes, dans l’histoire, elle a perdu son enfance, elle finit dans les rues, mais elle reste toujours digne, belle et propre. En revanche ‘Omran perd de sa superbe, devient un être de plus en plus délabré, tombe malade. Dans la foulée, il perd Reb et aussi tout accès à ce sale trafic d’enfants qui lui permettait de se remplir les poches, il perd contact avec la campagne ; bref, il perd sa vie.

Dans Poupées d’argile, tout ce qui est illégal devient légitime avec ‘Omran, tout ce qui est inhumain devient humain pour les parents et les mères du village. Nouri Bouzid force le trait pour dénoncer une réalité très choquante, à travers des images de fiction qui dépassent cette réalité où – comme au début du film – des familles envoient leurs filles au feu, et où celles-ci se retrouvent finalement lâchées sur un chemin obscur, comme celui où se perd la petite Fedha.

Le bruitage de crépitement rend palpable la chaleur du feu comme les images ; cette scène du feu qui crépite renforce l’impression de nostalgie, elle représente une flamme brisée entre deux mondes : un monstre citadin et un monde rural cacochyme. Le cri des enfants, les aboiements des chiens… L’ambiance se charge tout à coup de quelque chose de différent, juste au moment de l’arrivée d’Omran. Ce bruitage sensuel et cette musique folklorique campent à travers quantité d’éléments chargés d’émotion le décor d’un paysage rural classique. Cette atmosphère fait bouger l’image et invite le spectateur à partager successivement la chaleur reposante du feu, puis l’hostilité anxiogène de cet environnement rural sombre où pourraient errer des êtres mal intentionnés.

Poupées d'argile, photo du film

Dans Poupées d’argile chaque image a sa réciproque et aussi son inverse, chaque mot a son contraire chaque accent, chaque dialècte, de même que chaque lieu, chaque moment, chaque habit, chaque geste, chaque personnage, chaque objet, chaque chanson, chaque prénom et aussi chaque rêve. Chacun a son ennemi intime : un engrenage entre deux mondes que l’on ne peut laisser sans interprétation. Les images témoignent des paroles et les paroles témoignent des lieux. Les lieux témoignent des personnages et les personnages témoignent des rêves et ainsi de suite, au fil d’un parcours très long et compliqué comme celui d’Omran à la recherche de reb.

Dans ce quadrilatère pittoresque se construit un monde des contradictions. Tout ce qui bouge et tout ce qui se tait entre en convergence pour constituer un nœud conflictuel. L’exploitation est le seul élément qui les rapproche et qui les met en état de guerre. Le tout se joue sous couvert des convoitises d’Omran.

Mabrouki Anwar

Université de Strasbourg

1 Acteur, réalisateur, producteur et compositeur américain, né le 31 mai 1930 à San Francisco.

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