Je les connais bien, je leur ai serré la main #4

1
787

C’était le dernier jour du festival de Deauville 2010, un dimanche matin, juste avant d’aller faire ma dernière présentation de l’année. « Tu n’es pas au courant? Claude Chabrol est mort« .

Ouch.

Je ne m’y attendais pas. Et d’ailleurs, tous ceux qui ont eu la chance de le côtoyer ne s’y attendaient pas non plus, tant il semblait inusable.

Je l’avais rencontré au comité de sélection du festival du film policier de Cognac, il y a une dizaine d’années. Cela se passait au Cercle Foch, dans l’avenue du même nom à Paris, un endroit secret et étrange d’où le Baron Empain s’était fait enlever en 1979 et où le temps semble être suspendu depuis lors, au vu du mobilier (Eero Saarinen et Charles Pollock d’époque) et de la moquette au sol, toute droit sortie du Overlook Hotel. Des professionnels du cinéma se réunissaient en compagnie de quelques membres de l’organisation du festival (dont votre serviteur) pour visionner cinq à six films et décider de l’opportunité de les sélectionner pour la compétition. Nous arrivions aux alentours de 14 heures, discutions un peu autour d’un café, puis nous enfermions pour toute l’après-midi jusque tard dans la nuit dans une petite salle de cinéma privée (35mm, une quarantaine de sièges beiges et marrons, moquette épaisse et sombre au sol et aux murs) pour assister aux projections. Une véritable plongée dans les seventies qui me ravissait totalement. Entre 20 heures et 22 heures, nous faisions une pause pour profiter d’un opulent dîner servi dans une salle de restaurant surplombant une immense piscine couverte, avant de repartir voir un ou deux films supplémentaires. Ce comité se réunissait trois fois par an, et je n’en ai manqué aucun jusqu’à mon départ de France en septembre 2004 ; ils ont définitivement cessé quelques années plus tard. J’arrive donc ce samedi de février 2001 avenue Foch, et dès mon arrivée au bar du Cercle, je vois Claude Chabrol en train de discuter avec le critique Jean-Jacques Bernard. Je le connaissais bien entendu, mais je ne l’avais jamais rencontré; je ne peux pas dire que je fus intimidé, mais c’était tout de même impressionnant. Je ne lui ai pas trop parlé, je l’ai laissé tranquille ce jour là. Comme j’aime généralement m’assoir au premier rang lorsque je vais au cinéma, je me suis retrouvé seul devant l’écran; en me retournant pendant le film, vaguement gêné par une odeur âcre, je m’aperçois que Claude Chabrol est assis un rang derrière, tout au bord du fauteuil, tendu vers l’avant, les yeux écarquillés derrière ses lunettes épaisses, en tirant machinalement sur sa pipe (l’odeur âcre). D’un autre, j’aurai râlé; mais l’odeur de la pipe de Chabrol pendant la projection d’un film policier, cela m’allait ; a vrai dire, c’était comme un cadeau.

Je l’ai revu à Cognac deux mois plus tard pour le festival. La scénographe de l’époque avait prévu de nous faire faire pas mal de choses ensemble, et du coup, nous nous sommes retrouvés assez souvent autour d’une table en coulisses, et avons pas mal discuté. J’ai appris à connaître l’homme, charmant, attentif, drôle (vraiment très drôle), toujours prêt à rire, « sans ego » comme le dira Isabelle Huppert un peu plus tard. Lui aussi a fait ma connaissance; il me voyait sans cesse sur scène, j’ai dû l’intriguer, et nous nous sommes finalement trouvés. Je l’ai revu plusieurs fois, chez lui à Paris, Place des Vosges; je l’appelais à son domicile (« laissez d’abord sonner le téléphone deux fois, puis raccrochez et rappelez; je décrocherai« ) et nous nous retrouvions dans un petit café du coin de la place pour bavarder des heures durant. C’est là qu’il m’a raconté ce jour de 1957 où il était parti à la rencontre d’Alfred Hitchcock pour l’interviewer en compagnie de François Truffaut, un froid matin d’hiver; les deux camarades étaient tellement tremblants d’émotion qu’ils sont tombés dans une fontaine pleine d’eau glacée en chemin. Ils sont arrivés transis et trempés devant le maître qui a accepté d’ajourner la rencontre, et plusieurs années plus tard, lorsque Chabrol a revu Hitchcock, ce dernier lui a dit « à chaque fois que je commande un Scotch on the rocks, quand je vois les deux glaçons tourner dans le verre, je repense à vous et à Truffaut« . Anecdote connue, certes, mais quand c’est Chabrol qui vous la confie, elle a une saveur particulière.

 

© David Rault
© David Rault

Un autre jour, lors d’un autre festival de Cognac, nous avions eu l’idée un peu saugrenue de lui demander de venir accompagné de deux (authentiques) policiers m’arrêter sur scène pour terminer la cérémonie de clôture, habillé d’un trench coat et la pipe à la main. Evidemment, il a dit oui – cela l’a d’ailleurs beaucoup fait rire. Il faut dire que la veille, nous avions réussi à faire venir sur scène pas mal de ses acteurs et amis pour lui souhaiter un bon anniversaire, évènement extrêmement difficile à organiser tout en le gardant au secret, ce que j’étais tenu de faire avec quelques autres. Opération réussie: il ne s’y est vraiment pas attendu et a été bouleversé devant l’arrivée inopinée d’Isabelle Huppert, de Robin Renucci, des regrettés Michel Duchaussoy et Jean Yanne, et même de son médecin traitant… Je me souviens de son « vous m’avez bien mené en bateau, cher ami« , le soir même, le sourire aux lèvres. Cela faisait quelques temps déjà que j’étais devenu son « cher ami« , et lui mon « cher Claude« .

Lors du dernier festival de Cognac, j’ai animé une table ronde sur le thème du polar en littérature, avec de belles pointures de part et d’autre (Mocky, Becker, Swaim, Schoendorffer…), et mon cher Claude à ma gauche. C’est ce jour là que nous avons été pris en photo ensemble pour la dernière fois, et c’est également ce jour là qu’il m’a vanté les mérites d’une nouvelle série télévisée que je ne connaissais pas encore, Dexter.

J’ai revu Claude Chabrol à Beaune lors de la première édition du festival, en 2008. Président de Cognac à vie, il était naturel qu’il vienne baptiser son successeur. Il était égal à lui-même, un peu fatigué peut-être, mais toujours aussi drôle, toujours aussi chaleureux, toujours aussi vivant. Il n’était pas venu l’année suivante; je me suis dit alors que c’était dommage, mais que je le reverrai bientôt.

Comme je me trompais. Et comme il me manque.

1 COMMENTAIRE

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici