Critique : Le Chant d’une île

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le chant d'une ile afficheLe Chant d’une île

Etats- Unis, 2015
Titre original : Rabo de Peixe
Réalisateur : Joaquim Pinto, Nuno Leonel
Scénario : Joaquim Pinto, Nuno Leonel
Acteurs : –
Distribution : Norte Distribution
Durée : 1h43
Genre : Documentaire
Date de sortie : 21 octobre 2015

Note : 4/5

Le précédent documentaire des duettistes portugais, le sublime Et Maintenant, nous avait laissé une impression vive et durable. À la fois ode à la vie et réflexion sur la place de l’être humain dans l’univers cosmogonique environnant, Et Maintenant était surtout une méditation philosophique et existentielle dont l’humilité n’avait d’égale que le caractère combatif, au sens de survie, de l’ancien ingénieur du son des films de Monteiro, Joaquim Pinto. Alors que son corps, atteint du Sida et de l’hépatite C, subissait le contrecoup d’un nouveau traitement expérimental, et que le Portugal traversait un programme d’austérité particulièrement sévère et inique, Joaquim Pinto parvenait malgré tout, en particulier grâce au soutien de son compagnon Nuno Leonel, à filmer son combat quotidien en dépit de l’ambiance mortifère. Au contact de la maladie justement, Joaquim Pinto a développé une sensibilité accrue aux petites choses de la vie (une guêpe se repaissant d’un steak par exemple)… Ces petits «apartés» étaient surtout une manière de questionner la place de l’homme dans l’univers ambiant, et de relativiser notre ubiquité de par le monde : l’être humain n’est pas le centre de celui-ci, il n’est qu’un élément parmi tant d’autres, disposant de son propre rythme de vie, au sein d’un écosystème dont les limites vont bien au-delà de notre propre perception.

La véritable leçon de vie, humble et modeste, est bien là : en prenant conscience de notre place, somme toute dérisoire, dans notre monde avoisinant, en s’éloignant du narcissisme, plaie de notre époque, tout en éprouvant de l’empathie pour les choses qui, à première vue, ne nous touchent qu’indirectement, Joaquim Pinto nous réapprend à «voir». Une véritable leçon de vie, et de morale «bazinienne» (nous y reviendrons plus loin), qui passe par le cinéma. Dans leur nouveau documentaire, en réalité débuté peu avant les années 2000, Joaquim Pinto et Nuno Leonel posent leurs caméras au sein d’une petite communauté de pêcheurs, à Rabo de Peixe, petit village situé aux Açores dont l’activité locale, la pêche artisanale, constitue le principal soubassement économique. Alors que la pêche industrielle, de plus en plus phagocytant et concurrentielle, désire s’implanter à Rabo de Peixe afin de s’approprier le territoire local, Joaquim Pinto filme les doutes de cette communauté, ses peurs, ses petites victoires du quotidien aussi.

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Synopsis : Rabo de Peixe, aux Açores. Joaquim Pinto et Nuno Leonel se lient d’amitié avec une communauté de pêcheurs dont les techniques de pêche artisanales sont mises en danger par l’éventuelle arrivée de la pêche industrielle de masse, peu soucieuse de l’environnement, dont l’unique objectif est la rentabilité sur le court-terme.

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Extinction des lucioles

A l’instar d’un Walter Benjamin, ou plus récemment des travaux d’un Georges Didi-Hubermann, dont une de leurs principales caractéristiques a été de redonner une visibilité aux exclus de l’Histoire, Joaquim Pinto, par le biais de la mise en scène, propose un cadre cinématographique dans lequel un groupe sociologique bien défini retrouve une clarté, via la caméra, alors qu’elle est menacée de «disparition» par l’ogre libéral, «pieuvre» tentaculaire absorbant tout sur son passage… Un monopole inhérent au capitalisme financier et dont le mépris à l’égard des gens de peu est proportionnel à son caractère vorace. Cette communauté de pêcheurs dispose de leurs propres us et coutumes ainsi que de leurs propres techniques de pêche ancestrales plus en phase avec le rythme saisonnier des espèces pêchées. En somme, et pour reprendre un terme de Pier Paolo Pasolini – des «lucioles» – dont le principal risque est de disparaître sous la menace d’une multinationale qui voit d’un œil envieux le territoire de pêche jouxtant Rabo de Peixe. Durant les années 70, Pier Paolo Pasolini voyait à grand regret la disparition de ces langues vernaculaires, ou encore de ces petits groupes de paysans, sous l’influence de l’industrialisation et de la société de consommation. A cet égard, cette dernière constituait pour le réalisateur d’Accatone, un facteur d’homogénéisation véritablement destructeur pour l’Italie rurale et hétérogène. D’une certaine manière, ce petit groupe de pêcheurs peut être vu comme un ensemble de «lucioles», autrement dit des personnes détenteurs d’un savoir ancestral précieux qui risque de disparaître à tout moment sous l’influence néfaste néolibérale, et de son corollaire évident : la société de consommation.

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Extirper de l’oubli les marginaux de l’Histoire

Dans la droite lignée de la pensée d’André Bazin, ou plus près de nous, des travaux documentaires de Wang Bing, Joaquim Pinto utilise le cinéma à dessein, afin de capter sur pellicule une présence physique, une preuve de leur existence concrète et, si j’ose dire, spirituelle. Geste politique et contestataire dans le sens où Pinto met en scène les opprimés de la société, en tout cas ceux qui sont voués à s’éteindre sous l’influence d’intérêts économiques pernicieux. La caméra devient le réceptacle de faits et gestes qui risquent, un jour ou l’autre, de se dissoudre à jamais dans l’air du temps. En 2015, cette collectivité a malheureusement cessé d’être, remplacée par une multinationale qui a monopolisé les lieux. Que sont-ils devenus exactement ? Nous l’ignorons ! Cependant, nous disposons d’une trace de leur existence, grâce à ce documentaire. C’est toute la portée morale (encore une fois…) de ce film précieux.

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Une autre preuve soulignant le caractère modeste de l’œuvre de Joaquim Pinto, c’est bien cette scène sublime durant laquelle le réalisateur portugais laisse la caméra aux enfants du village, et leur permet de filmer librement. Superbe retournement dialectique durant lequel les filmés deviennent les filmeurs. Tel Alexander Medvekine – réalisateur d’origine russe, auteur notamment du très beau film Le Bonheur, et dont Chris Marker fut un fan inconditionnel au point de réaliser un magnifique documentaire en guise d’hommage – qui voyait dans le cinéma un formidable outil éducatif à destination des ouvriers, ainsi qu’une manière pour ceux-ci de s’exprimer librement via le langage des images et de constituer eux-mêmes leurs propres films. Le but est de donner aux ouvriers les outils idoines afin de créer leurs propres modes d’expression, contestataires ou pas. Joaquim Pinto s’inscrit clairement dans cette filiation-là, à savoir contribuer à l’éducation des gens de peu afin qu’ils deviennent des sujets à part entière, dotés d’une présence, d’un langage, en somme toutes les caractéristiques qui font un être-humain. En les extirpant de l’oubli, le cinéma, et par conséquent celui de Joaquim Pinto, redonne une humanité aux marginaux de l’Histoire, mis au ban suite à des causes économiques, politiques ou historiques particulièrement néfastes à l’homme.

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Conclusion

D’une justesse morale particulièrement émouvante, Le Chant des Iles est un documentaire dont la nécessité dépasse le simple cadre du cinéma. En effet, il propose aux ostracisés de l’Histoire un espace de parole et d’acte qui leur a été ôté de manière profondément injuste. Devant le pessimisme de la situation, à savoir toute une communauté risquant de disparaître face aux circonstances économiques, il importe de l’organiser, pour reprendre un terme de Walter Benjamin. Ici, cette organisation passe par la mise en scène de ce documentaire dont il convient de souligner l’importance primordiale.

https://youtu.be/c8EeU3crvwY

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