Critique : La Vie s’écoule silencieusement

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La Vie s’écoule silencieusement

Bulgarie, 1957 / 1988
Titre original : Zhivotut si teche tiho
Réalisateurs : Binka Jeliazkova et Hristo Ganev
Scénario : Hristo Ganev
Acteurs : Bogomil Simeonov, Georgi Georgiev-Getz, Emilia Radeva et Ivan Bratanov
Distributeur : Malavida Films
Genre : Drame
Durée : 1h45
Date de sortie : 10 décembre 2025

3/5

En dépit de son titre joliment poétique, la vie n’est guère un long fleuve tranquille ni au sein du récit de ce film bulgare, ni au niveau de son parcours de distribution pour le moins tortueux. En effet, La Vie s’écoule silencieusement fait partie de ces œuvres cinématographiques issues du bloc de l’Est qui ont dû attendre le dégel géopolitique à la fin des années 1980 avant de pouvoir enfin être projetées publiquement. Rétrospectivement, le premier film de Binka Jeliazkova, coréalisé par son mari Hristo Ganev, fait d’une façon presque objective le procès d’une désillusion généralisée de la population, autrefois si fervente et unie dans la lutte contre l’occupant nazi. Mais sous un régime autoritaire, acquis corps et âme à la doctrine soviétique, il n’est point étonnant que pareil traitement décomplexé du passé et, surtout, du présent ait pu déranger.

Pourtant, ce groupe d’anciens partisans n’appelle aucunement à la révolution radicale face à un système arrivé prématurément à bout de course. Ces hommes et ces femmes, encore si idéalistes à peine quelques années plus tôt, se rendent simplement compte que le quotidien, après la tempête de la guerre, s’avère infiniment plus usant et difficile à naviguer que leurs escarmouches héroïques dans le maquis. Avec un immense vague à l’âme, ils tentent en vain de recréer l’union qui faisait auparavant leur force, juste pour se voir déchirés par les fourberies d’une guerre fratricide, désormais livrée à visage couvert. Le tout sur fond d’une bande originale dont l’emphase déplace un peu trop souvent l’intrigue du côté du mélodrame. Pour aller à l’encontre de cette tendance avant tout symptomatique du cinéma des années ‘50, la mise en scène fait preuve d’une sobriété pas toujours excitante, ni couronnée de succès.

© 1957 / 1988 Boyana Film / Bulgarian National Film Center / Malavida Films Tous droits réservés

Synopsis : Pendant les dernières années de la guerre, Zhelyo était le commandant admiré d’une troupe de partisans inséparables, embusqués dans les montagnes bulgares pour vaincre l’occupant allemand. Au milieu des années ‘50, le chef d’antan est devenu le député d’un village en proie aux inondations, auquel il ne souhaite plus se consacrer. Le retour de son fils Pavel de ses études en Union soviétique servira de révélateur à tout ce qui ne va plus dans ce groupe d’anciens combattants, à présent divisés au-delà de tout espoir de réconciliation. Alors que Petko, invalide de guerre, n’accepte point les trahisons successives et les fréquentations douteuses de son ancien ami Zhelyo, Pavel se rapproche de sa fille Kremena, une future géologue au service du système socialiste, à présent pleinement établi en Bulgarie.

© 1957 / 1988 Boyana Film / Bulgarian National Film Center / Malavida Films Tous droits réservés

Pendant les premières minutes de La Vie s’écoule silencieusement, comme pour contredire d’emblée le titre de ce premier long-métrage, ça tire dans tous les sens. Le cœur des personnages y est. À l’image de ces regards appuyés qui en disent plus long sur leur solidarité jusqu’à la mort que n’importe quelle parole, de toute façon inaudible dans le vacarme des explosions. Mais déjà, l’engagement collectif se heurte à la pénurie des moyens, en l’occurrence des munitions qui commencent à manquer. Grâce au sacrifice de Velko, le groupe est sauf. Au détail près que cette histoire de guerre n’est en fait que le récit d’une des rescapées, en mesure de galvaniser ses jeunes élèves, quoique rapidement mise en difficulté, lorsqu’on lui demande que sont devenus les héros de son conte patriotique. Eh oui, que reste-t-il des partisans, si exemplaires face à l’ennemi, une fois que l’agitation violente aura laissé sa place à la routine d’une société au règles infiniment plus opaques ?

La réalisatrice investit assez consciencieusement l’heure et demie suivante de son film pour aboutir au constat que la gloire du passé n’a aucune chance de résister à l’épreuve du temps. Le changement de paradigme aura eu raison de l’amitié forgée sous les feux croisés des balles nazies. De cet idéal héroïque, il ne reste plus à présent qu’une statue en voie de création. Bien que l’obsession autour de ce guerrier anonyme en argile – jusqu’aux pieds ? – puisse paraître passablement datée ou en tout cas représentative des dispositifs artificiels à travers lesquels les régimes sous influence soviétique entendaient maintenir le moral du peuple, elle permet en même temps de cristalliser les enjeux qui alimentent désormais le combat.

Sans oublier le jeu habile de la mise en scène autour de ses différentes incarnations, voire de la récupération plus ou moins grotesque de sa matière. C’est parce que les personnages ne peuvent plus rester aussi imperméables que ce projet faussement prestigieux qu’ils finissent par se retrouver in extremis à l’endroit même de leurs exploits héroïques. Quoique figés dans un immobilisme arrosé par la pluie battante qui, pour nous, acte l’éclatement définitif du groupe.

© 1957 / 1988 Boyana Film / Bulgarian National Film Center / Malavida Films Tous droits réservés

Dans La Vie s’écoule silencieusement, ce qui peut manquer au récit en termes de densité dramatique – ce n’est pas parce que la musique souligne parfois à outrance des sentiments que ceux-ci sont bel et bien présents à l’écran ! – est largement compensé par le regard sans fard que Binka Jeliazkova et Hristo Ganev portent sur la société bulgare dans les années ‘50. D’où en toute logique l’interdiction de la part d’un système, qui cherchait exclusivement à se mettre en avant par le biais d’une propagande dépourvue de la moindre dissonance.

Ici, la précarité des conditions de vie n’est nullement occultée. Bien au contraire. Tout un chacun habite dans une colocation plus subie que choisie, du député jusqu’à l’estropié. Dans sa quête d’un toit sans poids familial, Pavel passe en revue ces foyers étriqués, où la progéniture déchaînée des uns casse joyeusement le mobilier, tandis que l’hospitalité des autres lui assure en fin de compte un repas digne de ce nom, après une journée longue et difficile au cours de laquelle il a dû se rendre à l’évidence que ses repères de jeunesse (la famille, la cohérence idéologique du groupe d’amis) ont volé en éclats.

Alors que la mise en scène de Binka Jeliazkova et Hristo Ganev reste très peu ostentatoire, filmant avec application et peu de moyens une histoire de son temps, il existe tout de même un moment où elle fait parfaitement sienne la magie plastique du cinéma. Il s’agit d’un plan répété qui montre la première fois la solitude de la mère de Pavel. Étendue seule sur son lit, elle est finalement cadrée, au bout d’un mouvement de caméra peut-être un peu trop prévisible, en arrière-plan, avec le lit d’ami destiné à son fils et tristement vide au centre de l’image. Quelque temps plus tard, ce même dispositif aboutit à une forme de réconciliation familiale, le fils et fonctionnaire de la nouvelle génération ayant tourné le dos aux coups tordus de son père, afin d’emménager chez sa mère. La même virtuosité discrète de la narration se manifeste quand Pavel et Kremena fuient la rigidité de leurs vies respectives pour refaire le monde dans l’aire de jeux, le temps d’une balade nocturne en amoureux.

© 1957 / 1988 Boyana Film / Bulgarian National Film Center / Malavida Films Tous droits réservés

Conclusion

C’est avant tout à un dépaysement que nous invite La Vie s’écoule silencieusement. Un dépaysement dans le temps, puisqu’à première vue, les préoccupations des personnages peinent sérieusement à résonner près de soixante-dix ans plus tard. Toute la maestria de Binka Jeliazkova et Hristo Ganev consiste dès lors à regarder au-delà du contexte singulier des désillusions propres à la succession de la grisaille soviétique à l’excitation d’une guerre gagnée ensemble. Ceci pour mieux suggérer à quel point l’usure du temps risque de dégrader, voire de détruire les liens idéologiques et les amitiés les plus solides. Une forme de nostalgie lucide qui devait forcément dénoter dans un pays, où le moindre avis opposant était immédiatement suspendu par la force de la censure. Cette tendance libérale se retrouve également dans les choix musicaux qui, en dehors de la partition orchestrale fâcheusement invasive, font la part belle à la chanson française et à la voix suave de Dean Martin.

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