Liquid Sky
États-Unis : 1982
Titre original : –
Réalisation : Slava Tsukerman
Scénario : Slava Tsukerman, Anne Carlisle
Acteurs : Anne Carlisle, Paula E. Sheppard, Susan Doukas
Éditeur : Le Chat qui fume
Durée : 1h52
Genre : Science-fiction
Date de sortie cinéma : 20 juin 1984
Date de sortie DVD/BR : 15 mai 2025
À New York, durant les années 1980, Margaret, modèle pour des magazines underground, occupe le dernier étage d’un gratte-ciel en compagnie d’Adrian, une chanteuse new-wave. Autour des deux jeunes femmes gravite toute une faune de marginaux qui, comme elles, sont accros à l’héroïne et au sexe. Leur mode de vie a attiré une race d’extraterrestres minuscules, dont le vaisseau spatial s’est posé sur le toit de leur immeuble. En effet, ceux-ci se nourrissent d’opium, et plus précisément de cellules opiacées se trouvant dans le cerveau humain au moment de l’orgasme…
Le film
[4/5]
On a un peu honte d’entamer ce papier avec un tel lieu commun concernant ce film, mais le fait est que Liquid Sky ne ressemble à rien de ce que vous avez pu voir au cinéma, et c’est précisément ce qui le rend indispensable. Sorti en 1982, réalisé par Slava Tsukerman, ce film-culte est un véritable OVNI filmique. Imaginez donc le tableau : des extraterrestres invisibles débarquent sur le toit d’un immeuble new-yorkais pour se nourrir des endorphines humaines libérées pendant l’orgasme. Oui, c’est le pitch. Et non, ce n’est pas une blague. Ce postulat improbable servira de tremplin à une plongée hallucinée dans la scène underground de Manhattan, entre clubbing, drogues, androgynie et pulsions de mort. Liquid Sky est un film qui donne envie de repeindre son salon en rose fluo et de se faire une permanente en forme de triangle.
Liquid Sky est une œuvre à part, assurément, qui dénote d’une volonté de Slava Tsukerman de nous livrer un spectacle à la fois arty et profondément punk. Pas seulement dans son esthétique – maquillages outranciers, costumes dignes d’un carnaval sous acide, musique électro qui vrille les tympans – mais dans sa manière de tout envoyer valser : les conventions narratives, les genres cinématographiques, les identités sexuelles. Anne Carlisle, qui joue à la fois Margaret et Jimmy, incarne cette fluidité avec une intensité troublante. Dans Liquid Sky, le genre n’est pas une case, c’est une vibration. Et si certains dialogues semblent écrits par un robot sous LSD, c’est parce que le film cherche à déranger, à provoquer, à faire exploser les neurones comme des poppers dans les backrooms sombres et glauques d’une boîte de nuit branchée.
Mais Liquid Sky ne se contente pas d’être bizarre. Sous ses airs de trip psychédélique, le film parle de dépendance, de solitude, de quête de reconnaissance. Margaret, mannequin paumée, est constamment agressée, exploitée, ignorée. Chaque orgasme devient une sentence de mort, comme si le plaisir était puni par une entité supérieure. Une métaphore radicale de la société patriarcale ? Une critique de la marchandisation du corps ? Une allégorie de la toxicité des relations humaines ? Liquid Sky ne tranche pas, et c’est tant mieux. Il laisse le spectateur dans un état de flottement, comme après une soirée trop arrosée où l’on aurait dansé avec des fantômes. A sa manière, le russe Slava Tsukerman y parle aussi de l’Amérique – celle des marginaux, des freaks, des paumés, qui pullulaient littéralement dans le New York du début des années 80. La Grosse Pomme y est filmée comme une jungle urbaine, peuplée de prédateurs sexuels, de junkies et de artistes ratés…
Mais le regard porté par Liquid Sky et Slava Tsukerman sur cette faune est à la fois cruel et tendre. Evitant brillamment toute tentation de jugement, le cinéaste capte au contraire toute l’énergie brute d’une époque où tout semblait possible et où tout allait paradoxalement déjà mal. Une époque où l’on pouvait croiser Andy Warhol dans un club, sniffer de l’héroïne dans les toilettes et mourir d’une overdose en écoutant du synthé. Une époque où l’on croyait encore que l’Art pouvait sauver le monde, ou au moins le rendre plus supportable. Et à ce titre, d’un strict point de vue formal, Liquid Sky est une véritable claque. La photo signée Yuri Neyman transforme chaque plan en tableau de néons. Les couleurs saturées, les contrastes violents, les effets de surimpression donnent au film une texture organique, presque palpable. Le film crée son propre langage visuel, entre Art contemporain et pub pour shampooing radioactif. Le montage, nerveux et chaotique, accentue cette impression de vertige permanent. Et la musique, composée par Slava Tsukerman lui-même, est une agression sonore volontaire, une sorte de techno primitive qui ferait passer Kraftwerk pour des choristes de cathédrale.
Et grâce à ce geste artistique pour le moins singulier, Liquid Sky semble presque à l’épreuve du temps. Sa radicalité, son audace, son étrangeté en font une œuvre toujours actuelle, surtout à l’heure où les questions de genre, de consentement et de représentation sont plus que jamais au cœur des débats. A sa façon détournée, le film ouvre des portes : il invite à penser autrement, à ressentir autrement, à baiser autrement. Et si certains spectateurs trouveront à coup sûr le film confus, laid et bruyant, c’est parce qu’ils sont incapables de voir la beauté dans le chaos. Peut-être également parce qu’ils se ferment à l’expérience sensorielle proposée par le film, qui, comme une gastro galactique, remue les tripes, fait suer des couleurs et laisse un goût étrange dans la bouche. Mais derrière cette provocation visuelle et sonore, Liquid Sky cache une vraie tendresse. Une envie de comprendre les êtres humains, même les plus tordus. Une volonté de donner une voix à ceux qu’on n’écoute jamais. Et ça, c’est plus précieux que n’importe quel orgasme alien !
Le Blu-ray
[4/5]
L’édition Blu-ray de Liquid Sky proposée par Le Chat qui fume est un petit bijou pour les amateurs de cinéma déviant. Le packaging, sobre mais élégant, nous propose un boîtier Scanavo surmonté d’un fourreau cartonné dont la composition graphique a été confiée aux soins du talentueux Fred Domont. Côté galette, le film a bénéficié d’une restauration 4K des négatifs 35 mm, qui lui permet de retrouver toute sa puissance visuelle. L’image, naturellement encodée en 1080p, est d’une stabilité exemplaire : les plans sont nets, les couleurs explosent comme des feux d’artifice sous LSD, et le grain de pellicule vibre avec une sensualité presque obscène. Chaque texture, chaque reflet, chaque maquillage outrancier retrouve sa place dans cette orgie visuelle. En deux mots, Liquid Sky n’a jamais été aussi beau, aussi précis, aussi vivant. Côté son, le film conserve son mono d’origine, en DTS-HD Master Audio 2.0. Les dialogues sont clairs, bien centrés, et la bande-son – véritable personnage du film – envahit l’espace avec une intensité hypnotique. Les nappes électro, les boucles synthétiques, les pulsations rythmiques créent une ambiance immersive, presque suffocante. Pas de VF ici, et c’est tant mieux : Liquid Sky se vit en VO, avec ses accents new-yorkais, ses cris étouffés et ses orgasmes mortels. Une expérience sonore totale, qui complète parfaitement la déferlante visuelle.
Côté suppléments, on le sait depuis maintenant de nombreuses années : Le Chat qui fume n’est pas du genre à faire les choses à moitié. Le cœur de cette interactivité, c’est le making of rétrospectif « Liquid Sky revisité » (53 minutes), réalisé par Slava Tsukerman lui-même. Ce documentaire, déclenché par la chute accidentelle du modèle réduit de vaisseau spatial dans son salon (véridique), revient en profondeur sur la genèse du film, ses influences, ses coulisses, et son impact. On y croise une bonne partie de la troupe d’acteurs, des techniciens, des amis, et même quelques fantômes. Entre extraits de répétitions, essais filmés et anecdotes de tournage, ce doc passionnant explore la dynamique artistique du projet, l’esprit de groupe qui a émergé, et les courants culturels qui traversaient la scène new-yorkaise du début des 80’s. C’est passionnant, parfois émouvant, souvent délirant, et surtout indispensable pour comprendre l’ampleur du phénomène Liquid Sky.
À côté de ce plat de résistance, deux entretiens viennent compléter l’expérience. On commencera par un entretien avec Slava Tsukerman (16 minutes). Le cinéaste y reviendra sur son parcours depuis la Russie jusqu’à New York, son approche du cinéma comme outil d’expression personnelle, et sa volonté de préserver une vision artistique radicale. Il y évoquera aussi le choix du titre, et son amour pour Andy Warhol, qui imprègne tout le film comme une ode à l’expérimentation. On continuera ensuite avec un entretien avec Anne Carlisle (10 minutes). On y découvrira une artiste complète, passée par les Beaux-Arts avant de se tourner vers la comédie. Elle racontera ses années dans la scène club new-yorkaise, ses expérimentations personnelles, et son évolution vers l’Art-thérapie après le tournage. Deux regards complémentaires, qui enrichissent la lecture du film. Le reste des bonus est tout aussi savoureux : une séquence d’ouverture alternative (10 minutes), une poignée de scènes coupées (13 minutes), des extraits des répétitions (12 minutes), une galerie de photos (2 minutes), et surtout l’intégralité de la bande originale du film (32 minutes), pour prolonger le trip auditif. Un ensemble généreux, fouillé, et totalement à la hauteur du statut culte du film. Pour vous procurer fissa cette édition Blu-ray de Liquid Sky, rendez-vous sur le site du Chat qui fume !
























