La Femme à abattre
États-Unis : 1951
Titre original : The Enforcer
Réalisation : Bretaigne Windust, Raoul Walsh
Scénario : Martin Rackin
Acteurs : Humphrey Bogart, Zero Mostel, Ted de Corsia
Éditeur : Rimini Éditions
Durée : 1h25
Genre : Film Noir
Date de sortie cinéma : 7 septembre 1951
Date de sortie DVD/BR : 17 septembre 2025
Le gangster qui avait accepté de témoigner contre le chef d’une redoutable organisation criminelle se tue accidentellement. Le procureur Martin Ferguson perd son témoin clé et doit repartir à zéro. Il a peu de temps pour éviter que le suspect ne ressorte libre du tribunal…
Le film
[4/5]
Dans La Femme à abattre, le spectateur est catapulté dans un monde où la vérité se cache derrière des flashbacks comme une strip-teaseuse derrière ses éventails. Si seul le nom de Bretaigne Windust est crédité au générique, le film a en réalité été en grande partie mis en scène par Raoul Walsh. Considéré comme l’un des films les plus violents du début des années 50, La Femme à abattre s’ouvre sur une promesse de justice, et finit par une course contre la montre, le tout étant présenté sous la forme d’un Film Noir qui sent bon la poudre et les regrets. Le titre français, La Femme à abattre, est un leurre, un peu comme ces pubs pour des sextoys qui finissent par vous refourguer une lampe de chevet. Car cette fameuse « femme » évoquée par le titre arrive bien tard. Mais qu’à cela ne tienne : ce qui compte ici, c’est la mécanique narrative, huilée comme un catcheur prêt à monter sur le ring, ou comme une influenceuse TikTok avant un live.
La Femme à abattre est un film gigogne, un puzzle narratif qui, cinquante ans avant Memento, reposait déjà sur une structure en flashbacks enchâssés les uns dans les autres, façon poupées russes dans une vidéo d’AD Laurent. Chaque souvenir en appelle un autre, chaque séquence éclaire les précédentes d’une lumière nouvelle. Ce procédé, loin d’être un simple gimmick destiné à camoufler un scénario un peu trop linéaire, permet au contraire ici de creuser les ramifications d’une affaire criminelle inspirée de faits réels : la Murder Inc., une organisation criminelle de la Yiddish Connection et de la mafia italo-américaine. Le film, en se basant sur cette histoire, interroge la notion de responsabilité dans un système où les tueurs ne connaissent même pas leurs victimes : une forme de déshumanisation qui résonne étrangement avec les algorithmes de recommandation de Netflix. Car certes, La Femme à abattre parle de crime, mais aussi et surtout de mémoire, de culpabilité, tout en mettant en évidence la fragilité des institutions.
Dans La Femme à abattre, Humphrey Bogart incarne le procureur Martin Ferguson avec une intensité rare, ce qui n’était pas une mince affaire si l’on considère que son physique évoquait davantage celui de Droopy que de Tibo Inshape. Son jeu, tout en tension contenue, donne au film une gravité qui contrebalance les digressions narratives. Bogart ne joue pas, il sculpte. Chaque regard, chaque silence, chaque clope allumée semble peser le poids du monde. Et autour de lui, une galerie de seconds rôles savoureux, dont Ted de Corsia, excellent dans sa capacité à suer la peur sans pour autant tomber dans le cabotinage. Le placement des caméras, souvent en plongée ou contre-plongée, accentue cette sensation d’étouffement et de paranoïa. Formellement, La Femme à abattre joue la carte du classicisme, mais avec des éclairs de génie. La lumière, très contrastée, découpe les visages comme des tranches de vie prêtes à être grillées sur le barbecue de la justice. Les décors, minimalistes, renforcent l’idée que tout se joue dans les regards et les dialogues.
Pas besoin de cascades ou de CGI pour faire monter la tension : ici, un simple plan fixe sur une porte fermée peut faire frémir plus qu’un trailer de GTA VI. Le rythme de La Femme à abattre est certes un peu lent, mais cela renforce l’impact de son discours, qui explore la frontière floue entre justice et vengeance, entre vérité et manipulation. En filigrane, le film demande au spectateur dans quelle mesure on peut faire confiance à un système qui repose sur des témoignages fragiles et des preuves circonstancielles. Et surtout, que reste-t-il de l’humanité quand les institutions deviennent des machines à broyer ? Ces interrogations, loin d’être poussiéreuses, résonnent avec les débats actuels sur l’intelligence artificielle, la surveillance et les fake news. Oui, La Femme à abattre est sorti en 1951, mais il parle aussi de notre époque, des réseaux, de Google, de ChatGPT, et de cette étrange sensation d’être observé jusque dans les toilettes.
Et puis il y a cette fameuse « femme » du titre. Comme on l’a déjà dit un peu plus haut, elle apparaît tardivement dans le métrage, de façon presque fantomatique, et qui vient bouleverser le récit grâce ses paroles et ses actes. Dans ce monde de mâles en costard, elle devient le grain de sable dans la machine judiciaire. Au point même que d’une certaine manière, La Femme à abattre pourrait être lu comme une critique du patriarcat, ou comme une ode à la parole féminine. Mais attention à ne pas trop intellectualiser non plus : parfois, une femme dans un Film Noir, c’est juste une femme dans un film noir. En résumé, La Femme à abattre est un petit bijou du Film Noir, un classique discret mais efficace, qui mérite d’être redécouvert. Son mélange de tension, de narration éclatée, et de performances solides en fait une œuvre qui traverse les époques sans prendre trop de rides. A découvrir.
Le Blu-ray
[4/5]
La Femme à abattre vient de débarquer en Blu-ray sous les couleurs de Rimini Éditions, et fidèle à son remarquable travail sur le cinéma naphtaliné, l’éditeur nous gratifie d’une galette Haute-Définition de qui fait honneur au film. L’image, restaurée avec soin, nous offre un noir et blanc contrasté, précis, sans artefacts gênants. Les textures sont nettes, les visages bien définis, et les scènes nocturnes conservent leur lisibilité sans sombrer dans la bouillie visuelle. On est loin d’un upscale paresseux : ici, le grain est respecté, et la profondeur de champ permet d’apprécier les compositions de Raoul Walsh comme il se doit. Côté son, VF et VO nous sont proposées en DTS-HD Master Audio 2.0. Les deux mixages mono sont clairs, sans souffle excessif, avec une dynamique correcte. Du joli travail technique.
Les suppléments du Blu-ray de La Femme à abattre sont à la fois instructifs et bien dosés. On commencera avec un entretien avec Florian Treguer (35 minutes), qui reviendra avec brio (« avec qui ? ») sur le contexte historique du tournage du film, et le replacera au cœur de la carrière de Raoul Walsh. Il nous proposera également une analyse du film, très académique et universitaire mais également très pertinente. Enfin, on terminera avec un entretien d’archive avec Raoul Walsh (39 minutes), extrait de « Raoul Walsh ou le bon vieux temps », issu de la collection Cinéastes de notre temps (1966).