Critique : Tramontane

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Tramontane

Liban, France, 2016
Titre original : Tramontane
Réalisateur : Vatche Boulghourjian
Scénario : Vatche Boulghourjian
Acteurs : Barakat Jabbour, Julia Kassar, Michel Adabachi, Toufic Barakat
Distribution : Ad Vitam
Durée : 1h45
Genre : Drame
Date de sortie : 1er mars 2017

Note : 3/5

Quelle place le cinéma, un art visuel par excellence, réserve-t-il à la cécité ? Est-il en mesure d’en rendre compte d’une façon radicale, susceptible de simuler la perte d’un sens chez le spectateur, au risque de produire un film proprement impossible à regarder ? Pareille perte de repères avait été tentée pour le cas vaguement comparable de la surdité dans le film ukrainien The Tribe de Myroslav Slaboshpytskiy, sorti il y a deux ans et demi, lui aussi présenté à la Semaine de la critique de Cannes, où les nombreuses répliques en langue des signes n’avaient volontairement pas été sous-titrées. Ce premier film libanais évite heureusement les figures de style les plus conventionnelles pour refléter le handicap de son protagoniste. Sans jamais occulter le rapport forcément différent de ce dernier au monde, Tramontane s’emploie avant tout à monter savamment l’énigme d’une vie et, par répercussion symbolique, d’un pays, pour l’instant impossible à démêler.

Synopsis : Le jeune non-voyant Rabih s’apprête à partir avec sa chorale en tournée à travers l’Europe. Il se rend à la préfecture de police afin de faire établir pour la première fois son passeport. Le document lui est pourtant refusé à cause de sa carte d’identité contre-faite. Accompagné de sa mère Samar, le musicien consulte toutes les administrations, hôpitaux et mairies, qui pourraient lui délivrer les papiers nécessaires, sans succès. Quand il est question de se soumettre à un bilan sanguin pour prouver son lien de parenté avec sa mère, celle-ci avoue à son fils qu’il a été adopté pendant la guerre civile au Liban. Rabih part alors à la recherche de ses parents biologiques. Il se heurte rapidement au mur du silence de la part de sa mère et de son oncle Hisham, un ancien officier qui l’aurait ramené d’une expédition dans le sud alors qu’il n’était qu’un bébé.

Au royaume des borgnes, les aveugles sont rois

Dans un contexte qui aurait pu se prêter à toutes sortes de délires formels et de polémiques sur l’Histoire récente trouble du Liban, le premier film de Vatche Boulghourjian reste agréablement sobre et pragmatique. En théorie, l’enjeu principal de l’intrigue pourrait se résumer, dans la plus pure tradition du néo-réalisme italien, à un homme qui se bat contre une administration lui refusant le droit civique de disposer d’un passeport. Bien entendu, l’insistance avec laquelle Rabih réclame son dû est au mieux un prétexte scénaristique pour ne pas trop alourdir le côté familial de l’histoire, voire afin de préserver la capacité précieuse de changer de point de vue, chaque fois que la cascade d’événements qui ponctuent le récit l’exige. Le statut particulier du personnage principal, à la fois autonome dans ses activités journalières soigneusement encadrées et dépendant justement de ce traitement adapté à son handicap, s’avère alors un atout majeur pour établir subtilement sa position de force. Tandis que ses proches l’avaient longtemps laissé dans l’illusion d’une existence familiale quasiment parfaite, avec cette mère aux petits soins et cet oncle assez bien connecté pour résoudre tous les problèmes matériels ou sociaux, il aura suffi d’un petit grain de sable pour détraquer la machine et permettre au fils assisté de s’affirmer avec vigueur. A force de mener un véritable travail de détective, parcourant le pays d’un bout à l’autre dans une recherche de ses origines doublement formatrice, Rabih acquiert un lien à la réalité de la vie infiniment plus sain que le labyrinthe de mensonges dans lequel se sont égarés Samar et Hisham.

En quête de vérité

A l’image de Rashomon de Akira Kurosawa, qui procédait au démontage systématique de la notion faussement rassurante de faits sans ambiguïté, ce film accentue le flou au fur et à mesure que son protagoniste croit se rapprocher de ses origines authentiques. A chaque nouvelle étape, le mystère s’épaissit et les contradictions deviennent plus béantes dans cette biographie qui aurait tant besoin de se réinventer. La mise en scène traduit alors habilement la sensation de dépaysement et de déracinement chez Rabih, à la fois en l’accompagnant dans ses déplacements vains et répétitifs dans leur mode opératoire et en jouant sur la nature même de son handicap, omniprésent et pourtant plus gênant pour les personnages voyants que pour le musicien qui trace imperturbablement sa route. La qualité universelle du film naît précisément de cette démarche d’émancipation du joug des demi-vérités et du regard globalement condescendant de la part de ceux et celles qui se croient supérieurs parce qu’ils ne souffrent pas d’une infirmité aussi contraignante. Enfin, Vatche Boulghourjian se garde dans une certaine mesure de présenter des solutions trop faciles, en dépit d’un dénouement musical qui s’avère en fin de compte moins probant et émotionnellement percutant que la séquence précédente. Avant de crier tout son désarroi par voie d’un chant au teint lourdement mélancolique, Rabih a dû en effet faire la paix avec sa mère, dans un magnifique geste de résignation dans lequel se condense l’impuissance non seulement d’un groupe social défavorisé, mais d’un peuple meurtri dans sa chair et dans sa mémoire tout entier.

Conclusion

Tramontane est un premier film plutôt prometteur, qui joue sur plusieurs tableaux – la cécité, les conséquences à retardement de la guerre et la nécessité de construire sa personnalité sur des bases solides – sans réellement en privilégier aucun. Le risque de l’éparpillement de la narration, de surcroît soumise aux conventions d’un thriller au rythme mesuré, ne s’y concrétise pourtant pas, grâce à un récit ferme dans ses convictions de la tolérance zéro face à l’apitoiement sur soi ou, pire encore, face à la prise en otage sentimentale du spectateur.

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