Critique : Le Quai des brumes

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Le Quai des brumes

France, 1938
Titre original : –
Réalisateur : Marcel Carné
Scénario : Jacques Prévert, d’après le roman de Pierre Mac Orlan
Acteurs : Jean Gabin, Michel Simon, Michèle Morgan, Pierre Brasseur
Distribution : Carlotta Films
Durée : 1h31
Genre : Drame
Date de sortie : 31 octobre 2012 (Reprise)

Note : 3/5

Avant même que la hache de la censure ne s’abatte sur le cinéma français au moment de l’occupation, il n’était nullement permis de montrer tout et n’importe quoi. Un film comme Le Quai des brumes avait fait alors les frais du filtre de ce qu’il était convenable d’énoncer, notamment en termes de styles de vie peu recommandables, jugés à l’époque comme « sales ». Dans sa version restaurée, le film de Marcel Carné contient ainsi quelques personnages peu fréquentables, comme un suicidaire, deux psychopathes et un héros qui préfère prendre le large plutôt que de suivre son cœur. La noirceur du ton aurait pu avoir de quoi nous subjuguer, si elle ne devait pas chercher à s’imposer constamment face au côté mélodramatique du récit. De surcroît, les actes mesquins des personnages ne concordent pas forcément avec leur phrasé plus sophistiqué. Ce dernier est certes tout à l’honneur du scénariste Jacques Prévert, poète pour toujours, mais ne s’accorde que moyennement avec une intrigue sinistre. C’est surtout l’histoire d’amour à l’ambition tragique qui y dénote par son maintien d’un semblant d’idéal artificiel, tandis que la réalité des choses est beaucoup moins édulcorée.

Synopsis : Le soldat en permission Jean se rend en stop au Havre. Il espère y embarquer sur un bateau qui l’emmènerait loin de son passé peu glorieux. Dans la cabane de Panama, un point de rencontre confidentiel pour les laissés-pour-compte de la ville, il fait la connaissance de Nelly. Il tombe sous son charme, sans connaître l’histoire qui l’a conduite jusqu’à cet endroit de mauvaise réputation. La jeune femme a pris la fuite de son tuteur, le commerçant à l’apparence malsaine Zabel, qu’elle soupçonne d’avoir assassiné son compagnon Maurice. Le caïd local Lucien s’intéresse également au sort de la victime introuvable et exerce de la pression sur Zabel et Jean, avec un succès mitigé.

Bavard mais discret

Dans les années 1930, le cinéma français raffolait de belles répliques, dont le fameux « Tu as de beaux yeux, tu sais » que Jean Gabin susurrait à l’oreille de Michèle Morgan. La parole était alors le moyen passe-partout pour à la fois marquer les différences sociales entre les personnages et rester tant soit peu tributaire de la grande tradition théâtrale. Un film de cette époque-là, on l’écoute au moins autant qu’on le regarde, en guise d’hommage à ces scénaristes qui savaient si bien manier le verbe. Or, puisque un film est bien sûr plus qu’une pièce filmée, il appartenait au réalisateur de le rendre visuellement attrayant, une entreprise techniquement à la portée de tous des années après l’arrivée du cinéma parlant en France. Marcel Carné s’acquitte sans discontinuer de cette responsabilité avec la même élégance, quoique pas forcément avec un brio formel à couper le souffle. La volonté de créer une atmosphère lourde de mauvais présages et de relations tortueuses prévaut ici sur la tenue globale du récit, qui expédie certains de ces aspects – comme le sort funeste qui frappe in extremis – avec une désinvolture guère convaincante.

Du brouillard dans une tête de mule

Il manque une ligne directrice claire au film, autre que cette mélancolie épaisse qui enferme chacun des personnages dans ses propres contradictions, susceptible de fédérer ses fils disparates. L’éparpillement reste en effet un risque omniprésent dans cette histoire aux enjeux difficilement crédibles. Peu importe que ce soient les bons ténébreux ou les méchants caricaturaux, tout un chacun paraît fonctionner comme un électron libre au sein du récit, entièrement à la hauteur de ce que le rôle demande, aussi secondaire soit-il, mais pas disposé à interagir avec les autres dans un univers froid et calculateur. Pendant que les uns cabotinent parfois jusqu’à outrance, comme Pierre Brasseur et dans une moindre mesure Michel Simon, les autres tentent de maintenir la précieuse tradition française de ces personnages hauts en couleur qui se fondent pourtant dans le décor. Car la description du va-et-vient indifférent dans une ville portuaire s’avère en fin de compte bien plus réussie que l’élan maladroit d’y inclure à tout prix une aventure romantique condamnée d’avance.

Conclusion

La poule aux œufs d’or du réalisme poétique à la française ne vieillit pas sans laisser quelques plumes. Le Quai des brumes a beau préserver une certaine aura mythique, ne serait-ce que grâce à sa célèbre réplique qui vient à point nommé, il reste un film assez inégal dans l’agencement de ses éléments peu uniformes. Il s’agit néanmoins d’un des rôles les plus emblématiques de Jean Gabin – marqué simultanément par le courage brut et la résignation noble à une vie de misère – que l’acteur a fait sien sans sourciller.

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