Critique : La Salamandre

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La Salamandre

Suisse, 1971
Titre original : –
Réalisateur : Alain Tanner
Scénario : Alain Tanner et John Berger
Acteurs : Bulle Ogier, Jean-Luc Bideau, Jacques Denis, Véronique Alain
Distribution : Forum Films
Durée : 2h04
Genre : Comédie dramatique
Date de sortie : 27 octobre 1971

Note : 3,5/5

Quand on pense à la Suisse, parmi les choses d’ordre caricaturalement folklorique qui nous viennent à l’esprit ne figure pas le cinéma. Et pour cause. Car même si nos voisins helvétiques disposent d’une activité festivalière loin d’être honteuse, avec « il cinema del futuro » à Locarno, le « Kommerzkino » à Zurich et le cinéma fantastique à Neuchâtel, leur production nationale à proprement parler tend à fondre comme neige au soleil avant d’achever la traversée des Alpes. Il n’en était pas toujours ainsi, puisque le cinéma suisse a connu, lui aussi, sa période de gloire et de reconnaissance internationale pendant les années 1970, avec des réalisateurs tels que Alain Tanner et Daniel Schmid comme figures de proue. A l’image de ces nombreuses cinématographies nationales, qui n’ont pas les reins financiers et artistiques assez solides pour persister, cette époque est révolue depuis longtemps. Elle nous laisse tout juste avec le souvenir doux-amer de films aussi irrésistibles que La Salamandre, une œuvre qui est certes représentative de son temps, mais qui brille surtout par sa capacité à ne jamais tout à faire perdre de vue ce qui nous paraît – faute d’expression plus pertinente – typiquement suisse.

Synopsis : Tout juste revenu d’un reportage au Brésil, le journaliste Pierre galère pour monnayer son travail. Il accepte alors à contre-cœur la proposition d’un ami producteur d’écrire un scénario à partir d’un fait divers : une jeune femme, Rosemonde, est soupçonnée d’avoir tiré sur son oncle, qui était en train de nettoyer son fusil. Pour l’épauler dans l’écriture de ce texte de commande, Pierre fait appel à son ami Paul, lui aussi un auteur sans le sou qui gagne chichement sa vie en tant que peintre de bâtiment. Ensemble, ils imaginent un contexte social particulièrement sordide pour l’adaptation fictive du crime. Pendant que Paul persévère de son côté dans cette voie, Pierre aborde l’histoire de façon plus pragmatique, en interrogeant les proches de la famille, voire en rencontrant Rosemonde en personne. Il ne tarde pas à tomber sous le charme de cette femme mystérieuse.

Voilà du boudin pour les Suisses

Il suffit d’une image, d’un geste pour que nous soyons irrémédiablement subjugués par La Salamandre ! Cette image, c’est Bulle Ogier – qui allait devenir dès l’année suivante la muse de Barbet Schroeder dans La Vallée – en train de façonner des boudins, dans une mécanique routinière et pourtant oh si érotique. Sauf que le personnage semble étrangement déconnecté de cette tâche répétitive, en guise de vecteur suprême du blues blasé qui accablait alors une classe ouvrière en sursis. Cette contradiction initiale, le récit l’exploitera sans répit, avec une élégance et une adresse, qui en font l’un des portraits de femme les plus emblématiques des années 1970, une époque où le féminisme galopant ne laissait guère de place à quelque équivoque que ce soit. Or, la force du film réside justement dans la liberté qu’il s’accorde à laisser Rosemonde être elle-même : une séductrice certes, une menteuse peut-être, mais avant tout le symbole du mouvement cyclique de la désinvolture, une femme qui n’a absolument pas besoin des hommes pour arriver à ses fins, à condition qu’elle en ait, bien entendu. Car l’aspect à la fois le plus tragique et le plus iconoclaste du personnage se trouve bien là, dans son incapacité à se soumettre au minimum de la convenance sociale, en tout cas d’un point de vue suisse, c’est-à-dire de tenir sans broncher un emploi, quitte à recourir à des ruses tordues pour se faire virer de son dernier poste de vendeuse de chaussures, dépourvue de tout sens des affaires.

Piscine et juke-box en défouloir

L’âme suisse ne se manifeste pas seulement dans l’apparition incongrue d’un inspecteur, à travers une provocation xénophobe dans le tramway qui risque de tourner au pugilat ou bien par le biais d’une situation météorologique quasiment en permanence terne et hivernale. Ses agents sont davantage les deux personnages principaux masculins, qui agissent en tant que bouffons attachants, comme si Jean-Luc Bideau et Jacques Denis y étaient les ancêtres des mecs paumés dont un acteur comme Vincent Macaigne a de nos jours fait son fond de commerce. Et Pierre, et Paul sont entièrement conscients de leur situation précaire et exclusivement enviable depuis une perspective bohémienne. Et encore. Néanmoins, ils jouent presque gaiement le jeu de la désillusion créative et sentimentale, grâce à une lucidité et un je-m’en-foutisme, qui savent conférer au film sa grandeur philosophique et une incroyable légèreté de ton. Peu importe que la femme fatale hors catégories Rosemonde se soustraie à leur emprise intellectuelle et gauchement virile et que leur projet d’écriture tombe en fin de compte misérablement à plat, ils font tous les deux preuve d’un détachement salutaire face à tant de malchance. A moins qu’ils ne soient guidés par la prise de conscience de n’être à aucun moment les maîtres d’une situation bien plus amusante et ironique, que la réputation peu flatteuse de l’humour suisse ne le laisserait supposer.

Conclusion

A l’instar du cinéma suisse, la filmographie de Alain Tanner a hélas tendance à tomber dans l’oubli. Un film aussi joliment rafraîchissant que La Salamandre, porté à bout de bras par la sublime Bulle Ogier, nous rappelle avec insistance à quel point il convient de partir chercher les pépites cinématographies même dans les pays les moins propices à ce genre de découverte et à toutes les époques de l’Histoire du cinéma !

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