Critique : Baïonnette au canon

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Baïonnette au canon

Etats-Unis, 1951
Titre original : Fixed Bayonets !
Réalisateur : Samuel Fuller
Scénario : Samuel Fuller, inspiré d’un roman de John Brophy
Acteurs : Richard Basehart, Gene Evans, Michael O’Shea, Richard Hylton
Distribution : 20th Century Fox
Durée : 1h32
Genre : Guerre
Date de sortie : 19 novembre 1952

Note : 3/5

La distance juste dans le temps, pour tenir compte d’un événement historique au cinéma, n’existe pas a priori. Ou en tout cas, le recul nécessaire pour ne pas se laisser happer par l’urgence irréfléchie, induite par la volonté de coller trop près à l’actualité, peut s’avérer hautement variable, en fonction du travail de mémoire sur ces faits du passé, auquel le Septième Art contribue activement depuis sa naissance. Pour les films de guerre, cette mise en garde vaut au centuple. Le relais filmique des affrontements encore en cours risque en effet de finir très vite sur la décharge de la propagande caduque, dès lors que le passage des jours, des semaines, des mois, voire des années, aura suffisamment bouleversé le statu quo pour priver le reflet nostalgique des batailles anciennes de toute pertinence. Baïonnette au canon est l’un de ces films, qui ont sans doute voulu tirer profit, d’un point de vue commercial, de l’intérêt public pour la guerre qu’il illustre. Sorti en pleine guerre de Corée, le quatrième long-métrage de Samuel Fuller sait néanmoins s’affranchir tant soit peu du joug de cette immédiateté opportuniste, grâce au regard sans concession que le réalisateur y porte simultanément sur la guerre en tant que phénomène de l’absurdité et de la cruauté de l’homme et sur les codes d’un genre fermement cadenassé.

Synopsis : En l’hiver 1950, les troupes américaines engagées sur la péninsule coréenne sont obligées de battre en retraite. Afin de permettre à ses milliers d’hommes de se mettre sereinement à l’abri de l’ennemi, soutenu par l’armée chinoise, le général décide de laisser un peloton de soldats en arrière-garde. Cette quarantaine de membres de l’infanterie devra créer l’illusion auprès de l’adversaire, afin de le dissuader d’écraser sans ménagement les forces américaines en pleine déroute. Le caporal Denno, le quatrième homme dans la chaîne du commandement, participe avec une certaine appréhension à cette mission potentiellement suicidaire. Il ne se sent guère l’âme de commander et, pire encore, il n’a jusqu’à présent tué aucun homme.

En Corée, rien de nouveau

Il existe toute une tradition de la mise en images du mythe de la virilité en temps de guerre à laquelle Baïonnette au canon se conforme peut-être avec un peu trop de docilité. Au plus tard depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’idéologie hollywoodienne soutenait avec enthousiasme le devoir patriotique, en produisant quasiment à la chaîne des films à la structure dramatique interchangeable. Le spectateur y était invariablement invité à suivre le destin d’un groupe d’hommes armés, en guise de microcosme social disséqué sous la lumière crue d’une catastrophe imminente et selon les règles toujours plutôt frustrantes de l’anonymat relatif des personnages, massacrés sans états d’âme, séquence après séquence. Le récit ne s’évertue point ici à aménager quelque exception majeure que ce soit à ce schéma, créateur redoutable d’une forme d’ennui qui nous fait vivre par procuration les interminables périodes d’attente craintive, entrecoupées de coups d’éclat meurtriers. De même, la dizaine de rôles qui constitue un ensemble de personnages homogènes dans leur vocation d’être l’agneau sacrificiel, abandonné dans un territoire irréel – et par ailleurs peu immersif à cause des décors de studio à l’aspect pas vraiment hivernal – au profit d’un bien commun plus important que la mort de l’individu, ces cobayes involontaires se définissent par des traits de caractère que l’on ne peut hélas qualifier que de caricaturaux.

Suivez le leader

Pourtant, la mise en scène sèche et viscérale de Samuel Fuller permet au film de préserver une ambiguïté salutaire quant à ses motivations réelles. Elle se sert par exemple de cet effet de groupe, qui a tendance à priver les personnages de leur singularité, pour mieux faire sortir leur inquiétude brute par le biais de quelques portraits saisissants en gros plan. Dans le même ordre d’idées, elle ne se lasse pas de maintenir la tension entre d’un côté un héroïsme tout fait, basé sur la supériorité morale, stratégique et matérielle des troupes américaines, et de l’autre la nature beaucoup moins glorieuse de cette opération en terrain ennemi, planifiée en sachant pertinemment que toute résistance coûtera chère en vies humaines de façon forcément disproportionnelle. Sans qu’il ne soit un protagoniste au sens classique, avec lequel nous pourrions nous identifier sans scrupules, le caporal Denno cristallise cette dichotomie des philosophies de lutte pour la survie. Les dispositifs narratifs employés pour exprimer ses hésitations, comme la voix off qui lui rappelle périodiquement le compte à rebours jusqu’à ce qu’il ait à assumer ses responsabilités, ne brillent certes pas par leur subtilité et Richard Basehart est plus un acteur solide qu’un virtuose dans l’interprétation du spectre des sentiments humains. Mais pour un film qui a si clairement été produit afin de soutenir l’effort de guerre d’un pays se croyant encore invincible à cette époque-là, son commandant malgré lui trébuche au fond de défaite en défaite sur un air de pessimisme étonnant. C’est ainsi que nous avons compris le plan ultime de cette épopée de guerre intimiste et dubitative : la mission a bien sûr été accomplie avec succès, mais les hommes retournent au bercail, défilant en colonne fantomatique dans l’obscurité, plus que l’ombre d’eux-mêmes.

Conclusion

Sans la contribution décisive de Samuel Fuller, Baïonnette au canon ne serait essentiellement qu’un film de guerre de plus, dépourvu de signes distinctifs et surtout voué corps et âme à la cause de la propagande anti-rouge très en vogue au début des années 1950. Heureusement, le réalisateur iconoclaste par excellence a su faire sienne cette histoire assez simpliste, en lui insufflant une sorte de noblesse désabusée dont la portée profondément anti-militaire allait devenir plus explicite seulement des années plus tard. Car dans l’Amérique qui s’apprêtait alors à élire pour huit ans le président Eisenhower, le garant de la mainmise de l’armée sur la stabilité lénifiante de la société, pareil propos critique à l’égard de l’establishment et de son état d’esprit impassible devait encore passer par moult subterfuges.

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